Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/208

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qu’on a dans les rêves. Je me souviendrai longtemps de tes paroles en descendant ce grand escalier gothique au clair de la lune. « Toi, me disais-tu, je t’aime comme Jésus aima Jean, son plus jeune et son plus romanesque disciple ; et pourtant, si jamais ce pouvait être un devoir pour moi de te tuer, je t’arracherais de mes entrailles et je t’étranglerais de mes mains. » — Ma foi ! mon cher maître, je voudrais être quelque chose de mieux qu’un pauvre hanneton, afin de voir si vraiment tu aurais ce courage et cette vertu-là. Mais, bah ! tu ne l’aurais pas, charlatan que tu es ! — Qui sait, pourtant ? toi qui ne ris jamais ! peut-être. — Ce serait beau, et je te donnerais ma tête de bon cœur pour le plaisir d’avoir vu dans ma vie un seul vrai Romain.

Il y a, ma parole d’honneur ! des moments où je m’imagine que j’ai trouvé la vertu réfugiée et cachée en vous comme au temps où les hommes la forcèrent d’aller se fortifier dans des cavernes sauvages, dans des rochers inexpugnables. — Mais si vous n’étiez que des fanatiques ! — Bah ! c’est toujours cela : n’est pas fanatique qui veut, surtout par le temps qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n’ai sujet de l’être, si j’étais seulement un peu fou à votre manière. — Nous autres, qui rions toujours, nous ressemblons parfois à ces idiots qui rient en voyant les gens sensés se conduire naturellement. L’autre jour, un paysan de mes amis (j’espère que je parle en style républicain) entra dans mon cabinet, et, me voyant très-occupé à écrire, il se mit à hausser les épaules d’un air de pitié. Il se pencha sur moi, en regardant ce que je faisais, à peu près comme s’il eût payé pour voir les tours du singe à la foire. Il prit ensuite un livre sur ma table : c’était, Dieu me pardonne ! un volume du divin Platon, et il l’ouvrit à l’envers, en tournant les feuillets d’un air attentif ; puis le replaça sur la table en me disant du ton d’un profond mépris : C’est donc à ces fadaises-là, mon petit monsieur, que vous passez le temps fêtes et dimanches ? il y a de drôles de gens dans la vie de