Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/210

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mon maître ? Je vois bien que nous essayons de temps en temps de braves et saillantes sorties ; mais les meilleurs d’entre nos frères y succombent, et quand nous rentrons sous nos tentes, les clameurs, les malédictions et les huées des vainqueurs viennent y troubler nos prières. — Ce qui me fâche le plus, moi, ce sont les huées. Je les connais, ces diables de gentils, pour avoir été en captivité chez eux. Je sais comme ils sont malins et quelles flèches acérées leur ironie décoche contre nous. — Songe bien que je ne suis pas un serviteur bien éprouvé, moi ; j’entends déjà leurs lardons m’assaillir pour la singulière figure que je fais en habit de soldat de la république ; je t’en prie, mon cher maître, laisse-moi m’en aller à Stamboul. J’ai affaire par là. Il faut que je passe par Genève, que j’achète un âne pour traverser les montagnes avec mon bagage, et que je remonte la Forêt-Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui rapporte. J’ai à Corfou un ami islamite qui m’a invité à prendre le sorbet dans son jardin. Duteil m’a donné commission de lui acheter une pipe à Alexandrie, et sa femme m’a prié de pousser jusqu’à Alep afin de lui rapporter un châle et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder, que j’ai des occupations et des devoirs indispensables. — Écoute : si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu’il y a chez moi, ne vous gênez pas ; j’ai des terres, donnez-les à ceux qui n’en ont pas ; j’ai un jardin, faites-y paître vos chevaux ; j’ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés ; j’ai du vin, buvez-le ; j’ai du tabac, fumez-le ; j’ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n’y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait cruelle : le portrait de ma vieille grand’mère, et six pieds carrés de gazon plantés de cyprès et de rosiers. C’est là qu’elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république et je demande qu’à mon retour on m’accorde une indemnité des pertes que j’aurais faites, savoir : une