Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/245

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tremblant comme une fleur près de s’effeuiller, semblait aspirer l’harmonie par tous ses pores et entr’ouvrir ses lèvres pures pour boire le miel que vous lui versiez. On dit que les arts ont perdu leur poésie ; je ne m’en aperçois guère, en vérité. Eh quoi ! n’avons-nous pas passé de belles matinées et de beaux soirs dans ma mansarde aux rideaux bleus, atelier modeste, un peu près des neiges du toit en hiver, un peu réchauffé à la manière des plombs de Venise en été ? Mais qu’importe ? quelques gravures d’après Raphaël, une natte de jonc d’Espagne pour s’étendre, de bonnes pipes, le spirituel petit chat Trozzi, des fleurs, quelques livres choisis, des vers surtout (ô langue des dieux que j’entends aussi et ne puis parler non plus !), n’est-ce pas assez pour un grenier d’artiste ? Lisez-moi des vers, improvisez-moi sur le piano ces délicieuses pastorales qui font pleurer le vieux Éverard et moi, parce qu’elles nous rappellent nos jeunes ans, nos collines et les chèvres que nous paissions. Laissez-moi savourer pendant ce temps l’ivresse du latakia, ou tomber en extase dans un coin derrière une pile de carreaux. N’avons-nous pas vu de beaux jours ? n’avons-nous pas été de bons enfants du Dieu qui bénit les cœurs simples ? n’avons nous pas vu fuir les heures, sans désirer d’en hâter le cours, comme font tous les hommes du siècle, pour arriver à je ne sais quel but misérable d’ambition ou de vanité ? Vous souvenez-vous de Puzzi assis aux pieds du saint de la Bretagne, qui lui disait de si belles choses avec une bonté et une simplicité d’apôtre ? vous souvenez-vous d’Éverard plongé dans un triste ravissement pendant que vous faisiez de la musique, et se levant tout à coup pour vous dire de sa voix profonde : « Jeune homme, vous êtes grand ! » et de mon frère Emmanuel qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la chambre des pairs, et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano, en vous disant : « Une autre fois, vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu’il ne dérange pas sa chevelure. »