Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/53

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qui alors me semble un rêve à demi effacé. Je vais leur demandant aussi où ils étaient pendant ce temps-là. — Comment se fait-il, leur dis-je, que j’aie vécu avec d’autres êtres, que j’aie connu d’autres amis ? Dans quel monde inaccessible vous étiez-vous retirés ? et comment la mémoire de notre amour s’était-elle perdue ? Pourquoi ne m’avez-vous pas suivi dans ce monde où j’ai souffert ? d’où vient que je n’ai pas songé à vous y chercher ? — C’est que nous n’y sommes pas ; c’est que nous n’y allons jamais, me répondent-ils en souriant. Viens par ici, par ici avec nous. — Oui, oui ! et pour toujours, leur dis-je ; ne m’abandonnez pas, ô mes frères chéris ! ne me laissez pas emporter par ce flot qui m’entraîne toujours loin de vous ; ne me laissez plus remettre le pied sur ce sol mouvant où je m’enfonce jusqu’à ce que vous ayez disparu à mes yeux, jusqu’à ce que je me trouve dans une autre vie, avec d’autres amis qui ne vous valent pas. — Fou et ingrat que tu es ! me disent-ils en me raillant tendrement, tu veux toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais plus. — Oh ! si, je vous reconnais ! À présent il me semble que je ne vous ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux. — Alors, je les nomme tous, et ils m’embrassent en me donnant un nom que je ne me rappelle pas, et qui n’est pas celui que je porte dans le monde des vivants.

Cette apparition d’une troupe d’amis dont la barque me porte vers une rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l’âge de cinq ou six ans, je voyais en m’endormant une troupe de beaux enfants couronnés de fleurs, qui m’appelaient et me faisaient venir avec eux dans une grande coquille de nacre flottante sur les eaux, et qui m’emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du rivage imaginaire de mon île. Il y a entre l’un et l’autre la même disproportion qu’entre les amis enfants et les amis de mes rêves d’aujourd’hui. Au lieu des hauts