Page:Sand - Mademoiselle La Quintinie.djvu/138

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persuade qu’elle est, comme elle le paraît, inaccessible de toutes parts, que ses chemins sinueux dessinés sur la verdure ne peuvent servir qu’à ses habitants, que le monde finit pour eux à la brusque coupure du rocher au-dessus et au-dessous de leur petit monde, et c’est là que, dans je ne sais quel rêve de détachement triste et délicieux, on voudrait aller enfermer sa vie avec les objets de son affection.

Je quittai la route et je montai à travers les blés sur le plateau qui domine Chambéry. J’étais là moi-même sur une de ces vastes régions cultivées qui forment le premier plan des grands massifs au delà desquels le mont Grenier montre sa silhouette imposante. Je gagnai le bord de la corniche qui limitait ma promenade. Le terrain s’amaigrissait, le roc perçait sous les pieds, et vers le sud les montagnes vertes et déchirées prenaient un caractère pastoral à la fois doux et triste. Je me retournai vers le nord, je revis le lac et je distinguai le manoir de Turdy. Je restai là, absorbé par ce sentiment immense de l’amour qui remplit la nature entière d’une aspiration infinie. Une ombre qui se dessina près de moi m’arracha à ma rêverie. Je me retournai, je vis un homme qu’il me semble avoir déjà vu, mais je ne saurais dire où et quand. Peut-être ressemble-t-il à quelqu’un dont je ne peux pas retrouver le souvenir distinct. C’est un personnage de mise et de physionomie sérieuses, entre quarante et cinquante ans, une belle figure pâle, intelligente et fatiguée, l’accent légèrement étranger, la voix sonore. Il me demandait avec beaucoup de politesse le nom des principales montagnes et la distance du point où nous étions. Je le renseignai assez mal, m’excusant sur ma qualité d’étranger au pays ; mais, comme sa figure et ses manières me disposaient favorablement, je ne mis pas dans mes réponses cette brièveté qui rompt la conversation. Il