Page:Sand - Mademoiselle La Quintinie.djvu/81

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puisqu’on venait là comme au spectacle ou au concert ?

Mais comme elle chante, mon Dieu ! Quelle voix limpide et puissante, quel accent large et sublime, quelle plénitude et quelle suavité ! Et elle n’a pas chanté, elle ne chantera jamais pour moi seul ! Je me le disais, je m’efforçais de me détacher de cette femme qui ne m’appartiendra jamais, et j’étais vaincu, brisé par cette voix surhumaine qui s’emparait de moi comme la brise s’empare de l’herbe qu’elle secoue et de la fleur qu’elle effeuille ! En même temps que je la maudissais pour cet envahissement de tout mon être, je sentais des larmes gonfler ma poitrine et ruisseler sur mes joues. Cela était trop fort pour moi. Je m’éloignai. Je voulus descendre le sentier. Je voyais devant moi, de l’autre côté du ravin, l’étrange ville de Chambéry, avec ses toits d’ardoise sombre sans reflets, encadrés de fer-blanc brillant, comme une exhibition de linceuls noirs semés de larmes d’argent. Les montagnes à forme fantastique qui la dominent, le bruit des torrents qui la traversent, ses vieux édifices, ses ceintures d’arbres séculaires, tout cela s’agitait devant moi comme dans un rêve. Un instant les tambours et la musique de la garnison se firent entendre et formèrent un rauque contraste avec le chant de Lucie, qui planait tranquille comme une voix du ciel sur cette impuissante clameur de la terre. Je me jetai à l’écart dans les rochers qui surplombent le ravin. Je me bouchai les oreilles, j’entendais toujours Lucie, rien que Lucie ; elle semblait me dire : « Tu n’as pas besoin de tes sens pour m’entendre, c’est mon âme qui parle à ton âme, et tu ne m’échapperas pas. »

Tout à coup la voix cessa ; les dilettanti du dehors s’oublièrent jusqu’à applaudir ; mais les cloches couvrirent ces vains témoignages d’admiration mondaine, et, peu d’instants après, je me trouvai, je ne saurais dire