Page:Sand - Mademoiselle Merquem.djvu/239

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d’employer le temps de mon épreuve à réparer mon ingratitude et à rendre Stéphen heureux. Sachant qu’il n’y avait qu’un moyen, qui était de lui donner du talent, je résolus de lui en donner.

Ce projet n’était pas aussi fou qu’on pourrait le croire. Il s’agissait de bien saisir ce qui lui manquait pour faire sortir de lui ce qui était en lui. Ce n’était pas l’intelligence, ce n’était pas le travail, ni l’acquit du travail ; ce n’était pas la théorie, il avait trop de tout cela, il était trop peintre, il ne venait pas à bout d’être artiste. Ce qui lui manquait, c’était d’être quelqu’un, c’était l’individualité, c’était la vie. Il avait fait de la sienne une tâche aride, cruelle, un martyre. Il travaillait trop ; il oubliait d’exister, il ne se renouvelait pas, il s’ossifiait. Mieux eût valu pour lui avoir comme tant d’autres des accès de paresse princière au milieu de l’indigence, ou connaître la débauche, s’énivrer, jouer, se faire de mauvaises affaires, que sais-je ? tout eût mieux valu pour l’essor de sa personnalité captive que ce régime admirablement sain, égal et irréprochable qui le détruisait.

Je ne pouvais pas lui donner le conseil de se dépraver, je n’eusse pu lui en donner l’exemple. Je ne pouvais pas non plus lui donner une meilleure notion de son art, je ne l’eusse pas persuadé, il prétendait tenir toutes les ficelles ; il les tenait peut-être, mais il ne savait pas les nouer, et je ne l’aurais pas su mieux que lui. La notion de l’amour lui était encore plus étrangère, et je ne pouvais faire apparaître la femme qui eût su la lui révéler ; je pouvais au moins lui apprendre l’amitié, qu’il ne connaissait pas. Je me gardai de lui faire part de cette découverte mais elle était réelle. Stéphen était aimant et dévoué,