Page:Sand - Marianne, Holt, 1893.djvu/24

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sans espoir et sans expansion. L’amour est un délire, un enthousiasme, un rêve qui ne peut naître que d’un état de choses impossible et violent. Quand on a eu la joie et le désespoir de le ressentir, les unions sûres et paisibles n’ont plus ni charme ni vertu pour guérir ces brûlures profondes. Dès lors pourquoi faire le malheur d’une honnête et digne créature qui n’en peut mais ?

« Le malheur… Marianne serait-elle capable de souffrir du plus ou moins d’affection ?… Oui, si elle était capable d’aimer, mais il n’est pas probable qu’elle le soit. De quinze à vingt-cinq ans, la vie d’une femme subit l’orage des sens ou de l’imagination, et Marianne a traversé cette crise redoutable sans dire un mot, sans faire un pas pour s’y jeter ou s’y soustraire. C’est une âme froide ou forte ; à présent, elle est sauvée, elle a doublé le cap des tempêtes, elle s’est pétrifiée, elle a pris le goût et le pli de l’immobilité : bienfait négatif de la vie de campagne, telle que nous la menons ici, bonheur stupide et froid que j’ambitionne pour moi-même sans espoir de le trouver de sitôt.

« Ai-je donc encore dix ans à souffrir ainsi avant de me refroidir ? Si je demandais à Marianne le secret de sa victoire ? Elle ne me comprendrait pas ou ne voudrait pas me répondre ; elle me trouverait absurde de ne l’avoir pas devinée,… et je suis absurde en effet, car je ne la devine pas du tout.

« Le fait est que peu d’hommes sont capables de comprendre et de connaître les femmes. Généralement celles qui nous fascinent et se refusent restent des énigmes pour nous. Celles qui se livrent perdent tout prestige, et on ne se donne plus la peine de suivre les mouvements de leur âme quand on a épuisé l’enivrement des sens. Sous ce rapport, le mariage est un tombeau. Je m’applaudis d’être trop vieux et trop gueux pour m’y laisser prendre.

« M’est avis que je n’ai rien pensé qui vaille depuis un quart d’heure que j’écris. Je me relis sans me comprendre, je n’y peux deviner que l’aiguillon d’une sotte