Page:Sand - Mauprat.djvu/173

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sentais ce que je devais au respect et aux droits de l’hospitalité. Jamais je ne m’étais fait une telle violence à la Roche-Mauprat. L’outrage et la colère se manifestaient spontanément ; je faillis mourir dans l’attente de ma vengeance. Plusieurs fois le chevalier, remarquant l’altération de mes traits, me demanda avec bonté si j’étais malade. M. de La Marche ne parut s’apercevoir ni se douter de rien. L’abbé seul m’examinait avec attention. Je surprenais ses yeux bleus, où la pénétration naturelle se voilait toujours sous une habitude de timidité, attachés sur moi avec inquiétude. L’abbé ne m’aimait pas. Il m’était facile de voir que ses manières douces et enjouées devenaient froides comme malgré lui dès qu’il s’adressait à moi ; je remarquais même qu’en tout temps son visage s’attristait à mon approche.

Me sentant près de m’évanouir, tant la contrainte que je subissais était hors de mes habitudes et au-dessus de mes forces, j’allai me jeter sur l’herbe du parc. C’était là mon refuge dans toutes mes agitations. Ces grands chênes, cette mousse centenaire qui pendait à toutes les branches, ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes des douleurs cachées, c’étaient là des amis de mon enfance, les seuls que j’eusse retrouvés sans altération dans la vie sociale comme dans la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains ; je ne me rappelle pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. Pourtant j’en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout prendre, j’eusse dû m’estimer heureux, au sortir du rude et périlleux métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d’un état de l’âme à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à la jouissance et de la fa-