Page:Sand - Nanon, 1872.djvu/196

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et sans avoir d’émotion, je me trouvais sur les bras un homme dont l’ivresse prenait un caractère de désespoir, car il se sentait incapable de me seconder et il se le reprochait amèrement, tout en répétant : « Je ne suis pas ivre, c’est le chagrin ! Je suis damné ! il faut que je meure ! » Et il voulait se coucher. Il pleurait, il commençait à parler haut, à ne plus me connaître. Je ne savais pas s’il ne deviendrait pas furieux.

Je le tirai par le bras, je le poussai, je le soutins, je le traînai jusqu’à en être épuisée. N’en pouvant plus, je dus le laisser s’asseoir au bord du chemin, les pieds dans l’eau du fossé. Il refusait de monter sur l’âne. Il disait que c’était la guillotine et qu’il saurait bien se tuer lui-même.

Je pensai à l’abandonner, car, à chaque instant, je croyais entendre les roues de la voiture qui amenait Émilien. Le sang me bourdonnait dans les oreilles, j’avais dépensé tant de forces pour traîner Dumont, que je craignais de n’en plus en avoir assez pour aller plus loin. S’il eût été disposé à dormir, je l’eusse mis à l’abri, à l’écart des passants, et j’aurais continué ma route, sauf à gagner sans lui le pays où il avait préparé notre refuge. Mais sa folie tournait au suicide et il me fallait le supplier, le gronder comme un enfant. Une voiture approchait… mais ce n’était pas celle de M. Costejoux, c’était une charrette. Je pris un parti désespéré. J’allai droit au conducteur. Je l’arrêtai. C’était un roulier qui s’en retournait à Argenton. Je lui montrai le vieillard qui se roulait par terre, et, lui exposant l’embarras dans lequel je me trouvais, je le suppliai de le prendre sur sa voiture, jusqu’à la plus prochaine auberge. Il refusa d’abord, le croyant épileptique ; mais,