Page:Sand - Narcisse, 1884.djvu/94

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» Dans notre voisinage, un riche propriétaire, nommé M. Gerbier, avait une belle résidence, et les deux familles se voyaient souvent. Alban était le second fils de M. Gerbier. Il était élégant, froid, rêveur. Mes cousines l’appelaient le beau dédaigneux. Cependant, on remarqua vite qu’avec moi seule il se départait de son humeur farouche. Il causait avec moi et semblait éprouver de la sympathie pour la boscotte ; c’est ainsi que m’appelait ma tante pour me taquiner et me forcer, disait-elle, à me tenir droite, chose qui m’était impossible, je n’osais pas trop l’avouer.

» Alban avait cette voix magnifique que vous savez, et, sans avoir étudié sérieusement la musique, il chantait à ravir. On l’admirait beaucoup dans son entourage et dans le nôtre. Quand il voulait bien chanter, on lui pardonnait sa mélancolie et sa froideur.

» Je l’accompagnais souvent au piano, et, pour le décider à se faire entendre (car il y faisait beaucoup de façons), j’avais quelquefois sur lui une certaine influence. J’avais l’air de pouvoir, seule, lui donner confiance dans son talent, qu’il affectait de dédaigner comme le reste. On remarqua notre bonne entente et on en plaisanta dans la famille. Je répondis ce qui était vrai : Alban n’était certes pas indifférent à l’effet qu’il pouvait produire sur les autres femmes ; s’il était à l’aise avec moi seule, c’est parce que j’étais absolument sans conséquence.

» À cette époque, je n’étais pas riche. Mes parents