Page:Sand - Nouvelles (1867).djvu/18

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cet homme avait la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l’était pas du tout, chacun le sait.

Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur ce vicomte de Larrieux et sur elle-même ; et voici la singulière réponse que j’en obtins :

— Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne d’un caractère très-maussade et très-inégal. Il se peut que cela soit. Jugez-en vous-même : je vais vous dire toute mon histoire, et vous confesser des travers que je n’ai jamais dévoilés à personne. Vous qui êtes d’une époque sans préjugés, vous me trouverez moins coupable peut-être que je ne me le semble à moi-même ; mais, quelle que soit l’opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m’être fait connaître à quelqu’un. Peut-être me donnerez-vous quelque marque de compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs. — Je fus élevée à Saint-Cyr. L’éducation brillante qu’on y recevait produisait effectivement fort peu de chose. J’en sortis à seize ans pour épouser le marquis de R…, qui en avait cinquante, et je n’osai pas m’en plaindre, car tout le monde me félicitait sur ce beau mariage, et toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.

» J’ai toujours eu peu d’esprit ; dans ce temps-là, j’étais tout à fait bête. Cette éducation claustrale avait achevé d’engourdir mes facultés déjà très-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises innocences dont on a bien tort de nous faire un mérite, et qui nuisent souvent au bonheur de toute notre vie.

» En effet, l’expérience que j’acquis en six mois de mariage trouva un esprit si étroit pour la recevoir, qu’elle ne me servit de rien. J’appris, non pas à connaître la vie, mais à douter de moi-même. J’entrai dans le monde avec des idées tout à fait fausses et des pré-