Page:Sand - Nouvelles Lettres d un voyageur.djvu/20

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de prévoyance et le laisser aller complet de la pensée ! Je voudrais encore quelquefois être bien seul dans le fond d’un antre noir, comme les lavandières de l’acqua argentina, et chanter quelque chose que je ne comprendrais pas moi-même. Il me faut faire un immense effort pour passer brusquement, de mes rêveries, à la conversation raisonnable ou enjouée, comme il convient avec des êtres de mon espèce et de mon temps.

Je regardais dans les eaux de la villa Pamphili un beau petit canard de Chine barbotant auprès d’une cascatelle. « Il est donc tout seul ? demandai-je à un jardinier qui passait. — Tiens ! il est seul aujourd’hui, répondit-il avec insouciance. L’oiseau lui aura mangé sa femme ce matin. Il y en avait ici une belle bande, de ces canards-là ; mais il y a encore plus d’oiseaux de proie, et, ma foi, celui-ci est le dernier. »

Là-dessus, il passa sans s’inquiéter de mettre le pauvre canard à l’abri de la serre cruelle. Je levai les yeux et je vis cinq ou six de ces brigands ailés décrivant leurs cercles funestes au-dessus de lui. Ils attendaient d’avoir dépecé sa femelle et d’avoir un peu d’appétit pour venir le prendre. Je ne saurais vous dire quelle tristesse