Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/320

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égale richesse sur tous les détails. La composition trop brillante devient confuse par moments. L’œil se fatigue, et l’effet général s’obscurcit tout à coup, comme ces paysages africains dont Fromentin a exprimé en peu de mots et d’une manière saisissante, l’intensité de rayonnement produisant la sensation du noir. C’est que, de même que Fromentin se sentit un jour complétement aveugle, Flaubert, regardant son sujet par l’œil de l’imagination, s’est ébloui pour avoir trop vu. Je ne hais pas ces défauts qui sont l’abus d’une force. Défauts, oui, mais excès d’une grande faculté comme tous les défauts des maîtres : défaut du Dante particulièrement.

Quant à l’histoire, vous dites avec raison que le roman doit en conserver l’esprit. Eh bien, l’histoire fait planer sur l’obscurité, sur l’insuffisance de ses détails à l’endroit de ce monde évanoui, deux mots terribles : Culte des dieux Kabyres. — Notoriété proverbiale de la foi punique, synonyme de trahison. En voilà bien assez, selon moi, pour autoriser l’interprétation des choses et des hommes développée dans Salammbô.

Nos souvenirs classiques nous ont laissé dans l’esprit comme une œuvre de titans, et nous avons vécu d’une notion de force extraordinaire, sans nous demander apparemment à quel prix ces forces d’expansion, de richesse, de commerce, de conquête et de domination étaient achetées dans l’antiquité sur le sol de l’Afrique. L’auteur de Salammbô nous le rappelle, et nous en voilà tout froissés, tout éperdus, comme s’il l’avait inventé ! Si nous sommes partis avec lui pour Carthage, croyant aller à Vaugirard, vous m’avouerez que ce n’est pas sa faute.