Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/244

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J’étais, à cette époque, très-occupé, ou, pour mieux dire, préoccupé par trop de soins. J’aurais voulu voir Gilland plus souvent et plus longtemps : mais lui-même manquait de temps, et demeurait loin. Cependant la connaissance fut bientôt faite. Pardonnez-moi, amis et frères, de vous raconter un détail qui ne sera point puéril à vos yeux. C’était un soir d’hiver, entre chien et loup, comme on dit. Je questionnais Gilland sur la situation des ouvriers des faubourgs. Il me parlait simplement, dans un langage correct, mais sans art et sans prétention. Sa voix n’avait pas d’éclat, et, à la lueur d’un feu mourant dans l’âtre, je ne voyais pas même sa figure. Il n’exerçait donc autour de lui aucun des prestiges de l’éloquence habile, et il ne songeait même pas à rendre sa parole insinuante et persuasive. Il parlait comme quelqu’un qui a le cœur plein, et qui pense tout haut. Il disait les souffrances du prolétaire, l’abandon des pauvres enfants au milieu de la corruption des villes, le martyre de l’apprentissage, l’égarement de ceux que l’indignation transporte, le désespoir calme de ceux que le malheur abrutit, les mérites surhumains de ceux qui restent purs et résignés dans cet enfer, enfin tout ce que l’homme dévore ou subit dans sa lutte avec la misère et l’oppression. Tout cela n’était pas nouveau pour moi, comme vous pouvez bien le croire, et Gilland ne m’apprenait rien. Je suis de ceux qui ont eu la douleur de voir la douleur de près, et j’ai été appelé à contempler tant de souffrances dans le cours de ma vie, que si le sentiment de la compassion pouvait s’éteindre dans le cœur humain, le mien serait endurci. Et, cependant, à mesure que Gilland parlait, les larmes me gagnaient, et quand il fut parti, je