Page:Sand - Questions d’art et de littérature, 1878.djvu/253

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battait davantage et ne m’enivrait pas. J’y renonçai résolûment, honteux même d’avoir espéré trouver l’oubli au cabaret et le courage dans ce délire abrutissant que des poètes ont osé nous vanter comme le premier des biens. Le temps que j’avais passé à cet essai ne fut pourtant pas perdu absolument pour moi. J’y observai, j’y pénétrai la nature humaine que je me serais laissé aller à mépriser, à détester peut-être, si je n’avais vu que la surface grossière. Plus curieux de la vérité, ou plus attentif que la plupart de mes compagnons, je les amenais en choisissant bien le moment, à s’épancher, à me faire leur confession, à se montrer à moi tels qu’ils étaient, et tels que Dieu nous voit tous. Mes expérimentations me prouvèrent ceci : que tous les hommes étaient malheureux ; qu’ils nourrissaient tous, soit pour une cause, soit pour une autre, une grande tristesse au-dedans d’eux-mêmes ; que l’on découvre ce mal jusque chez ceux qui le nient avec le plus d’obstination et de prétendue insouciance ; que leur misère morale dépasse de beaucoup leur misère matérielle, quelque grande qu’elle soit. Enfin qu’il y avait un grand mal au milieu de nous tous, et que ce mal pouvait se soulager, diminuer, disparaître ! De là au travail de rénovation morale que j’entrepris comme fondateur de l’Atelier, il n’y avait plus qu’un pas. Au moyen âge, après mes premières déceptions, je me serais fait religieux indubitablement. Je me serais jeté tout entier dans la vie ascétique. En ces temps-ci, j’ai visé sinon plus haut, du moins plus juste. J’ai compris l’utilité de la vie, j’ai eu en vue l’apostolat de l’égalité, et j’ai commencé par prêcher d’exemple, afin de donner plus de force à