Page:Sand - Questions politiques et sociales.djvu/318

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canons, des chevaux, sillonnaient à chaque instant la vague humaine, et on les aidait à la traverser, et tout avançait comme par miracle, la multitude augmentant toujours, et touchant, comme un fleuve sombre, aux deux bouts du sombre horizon.

J’étais fatigué, mais la pensée de me reposer ne pouvait pas me venir. Tout marchait, il fallait marcher, et, dans cette foule sérieuse à l’œuvre, il y avait de la gaieté française, des rires et des mots. L’un disait :

— Ce n’est pas nous qui peinons le plus, c’est la terre forcée de porter tant de monde, et pourtant elle ne dit rien.

Un autre, s’adressant à moi :

— Tu vois bien que tant de jambes en mouvement ont la force de porter une armée.

Et, dans le rêve, je trouvais un sens clair et juste à ces vagues plaisanteries. Je sentais que la force active s’impose fièrement à la force inerte, et que beaucoup de jambes portant beaucoup de cœurs, une légion marchait en effet plus vite et mieux qu’un seul homme.

À plusieurs reprises, je m’éveillai et me demandai pourquoi, pour qui j’avais fait tant de chemin. Le dormir et le rêver me répondaient, un instant après :

— Va toujours, tu es un soldat. La nuit est longue et noire, la route se perd dans les ténèbres, mais là-bas, là-bas, au pointer du jour, tu verras l’Italie.

Ce mot magique nous conduisait tous.

— Ne vous inquiétez pas de moi, leur disais-je, j’ai la fièvre et ne sens plus mes mouvements ; mais vos