Page:Sand - Valentine, CalmannLévy, 1912.djvu/62

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les traits de Bénédict les entraîna toutes trois. Bientôt elles rentrèrent à la ferme, rieuses et folâtres. Le dîner n’étant pas prêt, Valentine voulut faire le tour de la ferme, visiter les bergeries, les vaches, le pigeonnier. Bénédict s’occupait peu de tout cela, et cependant il aurait su bon gré à sa fiancée de s’en occuper. Lorsqu’il vit mademoiselle de Raimbault entrer dans les étables, courir après les jeunes agneaux, les prendre dans ses bras, caresser toutes les bestioles favorites de madame Lhéry, donner même à manger, sur sa main blanche, aux grands bœufs de trait qui la regardaient d’un air hébété, il sourit d’une pensée flatteuse et cruelle qui lui vint : c’est que Valentine semblait bien mieux faite qu’Athénaïs pour être sa femme ; c’est qu’il y avait eu erreur dans la distribution des rôles, et que Valentine, bonne et franche fermière, lui aurait fait aimer la vie domestique.

— Que n’est-elle la fille de madame Lhéry ! se dit-il ; je n’aurais jamais eu l’ambition d’apprendre, et même encore aujourd’hui je renoncerais à la vaine rêverie de jouer un rôle dans le monde. Je me ferais paysan avec joie ; j’aurais une existence utile, positive ; avec Valentine, au fond de cette belle vallée, je serais poëte et laboureur : poëte pour l’admirer, laboureur pour la servir. Ah ! que j’oublierais facilement la foule qui bourdonne au sein des villes !

Il se livrait à ces pensées en suivant Valentine au travers des granges dont elle se plaisait à respirer l’odeur saine et champêtre. Tout d’un coup elle lui dit en se retournant vers lui :

— Je crois vraiment que j’étais née pour être fermière ! Oh ! que j’aurais aimé cette vie simple et ces calmes occupations de tous les jours ! J’aurais fait tout moi-même comme madame Lhéry ; j’aurais élevé les plus beaux troupeaux du pays ; j’aurais eu de belles poules huppées et des chèvres que j’aurais menées brouter dans les buissons. Si vous saviez combien de fois dans les salons, au milieu des fêtes, ennuyée du bruit de cette foule, je me suis prise à rêver que j’étais une gardeuse de moutons, assise au coin d’un pré ! mais l’orchestre m’appelait dans la cohue, mais mon rêve était l’histoire du pot au lait !

Appuyé contre un râtelier, Bénédict l’écoutait avec attendrissement ; car elle venait de répondre tout haut, par une liaison d’idées sympathiques, aux vœux qu’il avait formés tout bas.

Ils étaient seuls. Bénédict voulut se hasarder à poursuivre ce rêve.

— Mais s’il vous avait fallu épouser un paysan ? lui dit-il.

— Au temps où nous vivons, répondit-elle, il n’y a plus de paysans. Ne recevons-nous pas la même éducation dans presque toutes les classes ? Athénaïs n’a-t-elle pas plus de talents que moi ? Un homme comme vous n’est-il pas très-supérieur par ses connaissances à une femme comme moi ?

— N’avez-vous pas les préjugés de la naissance ? reprit Bénédict.

— Mais je me suppose fermière ; je n’aurais pas pu les avoir.

— Ce n’est pas une raison ; Athénaïs est née fermière, et elle est bien fâchée de n’être pas née comtesse.

— Oh ! qu’à sa place je m’en réjouirais, au contraire ! dit-elle avec vivacité.

Et elle resta pensive, appuyée sur la crèche, vis-à-vis de Bénédict, les yeux fixés à terre, et ne songeant pas qu’elle venait de lui dire des choses qu’il aurait payées de son sang.

Bénédict s’enivra longtemps des images folles et flatteuses que cet entretien venait d’éveiller. Sa raison s’endormit dans ce doux silence, et toutes les idées riantes et trompeuses prirent la volée. Il se vit maître, époux et fermier dans la Vallée-Noire. Il vit dans Valentine sa compagne, sa ménagère, sa plus belle propriété. Il rêva tout éveillé, et deux ou trois fois il s’abusa au point d’être près de l’aller presser dans ses bras. Quand le bruit des voix l’avertit de l’approche de Louise et d’Athénaïs, il s’enfuit par un côté opposé, et courut se cacher dans un coin obscur de la grange, derrière les meules de blé. Là il pleura comme un enfant, comme une femme, comme il ne se souvenait pas d’avoir pleuré ; il pleura ce rêve qui venait de l’enlever un instant au monde existant, et qui lui avait donné plus de joie en quelques minutes d’illusion qu’il n’en avait goûté dans toute une vie de réalité. Quand il eut essuyé ses larmes, quand il revit Valentine, toujours sereine et douce, interrogeant son visage avec une muette sollicitude, il fut heureux encore : il se dit qu’il y avait plus de bonheur et de gloire à être aimé en dépit des hommes et de la destinée qu’à obtenir sans peine et sans péril une affection légitime. Il se plongea jusqu’au cou dans cette mer trompeuse de souhaits et de chimères ; il retomba dans son rêve. À table, il se plaça auprès de Valentine ; il s’imagina qu’elle était la maîtresse chez lui. Comme elle aimait volontiers à se charger de tout l’embarras du service, elle découpait, faisait les portions et se plaisait à être utile à tous. Bénédict la regardait d’un air stupide de joie ; il lui tendait son assiette, ne lui adressait plus une seule de ces politesses d’usage qui rappellent à chaque instant les conventions et les distances, et, quand il voulait qu’elle lui servît de quelque mets, il lui disait en tendant son assiette :