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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

règne nous arrive ! voilà la prière qu’il faut faire chaque soir et chaque matin.

— La raison, la raison ! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices… ou mes appétits… donnez-leur le nom que vous voudrez ! mais quand elle m’ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable ! je ne veux pas d’une raison qui me force à faire le brave quand j’ai peur, le stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère… Foin d’une pareille raison ! ce n’est pas la mienne, c’est un monstre, une chimère de l’invention de ces vieux radoteurs de l’antiquité que vous admirez tous, je ne sais pas pourquoi. Que son règne n’arrive pas ! je n’aime pas les pouvoirs absolus d’aucun genre, et si l’on voulait me forcer à ne pas croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon cœur, je crois que, par esprit de contradiction, j’irais tout de suite à confesse.

— Oh ! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d’Argens, même de croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.

— Et pourquoi non ? ce serait si agréable et j’en aurais tant besoin !

— Ah ! pour celle-là, s’écria Pœlnitz en secouant ses poches vides et muettes, et en regardant le roi d’un air expressif, que son règne arrive au plus tôt ! c’est la prière que tous les matins et tous les soirs…

— Oui-da ! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à cette sorte d’insinuation ; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le secret de faire de l’or ? Vous ne me disiez pas cela !

— Or donc, permettez-moi de l’inviter à souper demain de votre part, dit La Mettrie ; car m’est d’avis qu’un peu de son secret ne vous ferait pas de peine non plus, sire Gargantua ! Vous avez de grands besoins et un estomac gigantesque, comme roi et comme réformateur.

— Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé maintenant. C’est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller d’importance, car nous savons qu’avec ce beau secret-là on emporte plus d’argent d’un pays qu’on n’y en laisse. Eh ! Messieurs, ne vous souvient-il déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j’ai fait chasser de Berlin, à bon escient, il n’y a pas plus de six mois ?

— Et qui m’a emporté cent écus, dit La Mettrie ; que le diable les lui reprenne !

— Et qui les aurait emportés à Pœlnitz, s’il les avait eus, dit d’Argens.

— Vous l’avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué un bon tour, pas moins !

— Lequel ?

— Ah ! vous ne le savez pas ! Eh bien, je vais vous régaler d’une histoire.

— Le premier mérite d’une histoire est d’être courte, observa le roi.

— La mienne n’a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique ordonna au sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et ses démons, il est de notoriété publique qu’il sortit en personne dans sa voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh ! cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes les portes l’ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même voiture, le même bagage, le même attelage ; et jamais vous ne leur ôterez de l’esprit qu’il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied. »

Tout le monde trouva l’histoire plaisante. Frédéric seul n’en rit pas. Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition, qui donnait tant d’esprit et de gaieté à Voltaire, ne lui causait qu’indignation et dépit.

« Voilà le peuple, s’écria-t-il en haussant les épaules ; ah ! Voltaire, voilà le peuple ! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez sur le monde la vive lumière de votre flambeau ! On vous a banni, persécuté, combattu de toutes manières, et Cagliostro n’a qu’à se montrer pour fasciner des populations ! Peu s’en faut qu’on ne le porte en triomphe !

— Savez-vous bien, dit La Mettrie, que vos plus grandes dames croient à Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours ? apprenez que c’est d’une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.

— Je parie que c’est de madame de Kleist ! dit le roi.

C’est toi qui l’as nommée ! répondit La Mettrie en déclamant.

— Le voilà qui tutoie le roi, à présent ! grommela Quintus Icilius, qui était rentré depuis quelques instants.

— Cette bonne de Kleist est folle, reprit Frédéric ; c’est la plus intrépide visionnaire, la plus engouée d’horoscopes et de sortilèges… Elle a besoin d’une leçon, qu’elle prenne garde à elle ! Elle renverse la cervelle de toutes nos dames, et on dit même qu’elle a rendu fou monsieur son mari, qui sacrifiait des boucs noirs à Satan pour découvrir les trésors enfouis dans nos sables du Brandebourg.

— Mais tout cela est du meilleur ton chez vous, père Pantagruel, dit La Mettrie. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que les femmes se soumettent à votre rechigneuse déesse Raison. Les femmes sont au monde pour s’amuser et pour nous amuser. Pardieu ! le jour où elles ne seront plus folles, nous serons bien sots ! Madame de Kleist est charmante avec toutes ses histoires de sorciers ; elle en régale Soror Amalia

— Que veut-il dire avec sa soror Amalia ? dit le roi étonné.

— Eh ! votre noble et charmante sœur, l’abbesse de Quedlimburg, qui donne dans la magie de tout son cœur, comme chacun sait…

— Tais-toi, Panurge ! répéta le roi d’une voix de tonnerre, et en frappant de sa tabatière sur la table. »

III.

Il y eut un moment de silence pendant lequel minuit sonna lentement[1]. Ordinairement Voltaire avait l’art de renouer la conversation quand un nuage passait sur le front de son cher Trajan, et d’effacer la mauvaise impression qui rejaillissait sur les autres convives. Mais ce soir-là, Voltaire, triste et souffrant, ressentait les sourdes atteintes de ce spleen prussien, qui s’emparait bien vite de tous les heureux mortels appelés à contempler Frédéric dans sa gloire. C’était précisément le matin que La Mettrie lui avait répété ce fatal mot de Frédéric, qui fit succéder à une feinte amitié une aversion très-réelle entre ces deux grands hommes[2]. Tant il y a qu’il ne dit mot. « Ma foi, pensait-il, qu’il jette l’écorce de La Mettrie quand bon lui semblera ; qu’il ait de l’humeur ; qu’il souffre, et que le souper finisse. J’ai la colique, et tous ces compliments ne m’empêcheront pas de la sentir. »

Frédéric fut donc forcé de s’exécuter et de reprendre tout seul sa philosophique sérénité.

« Puisque nous sommes sur le chapitre de Cagliostro, dit-il, et que l’heure des histoires de revenants vient de sonner, je vais vous raconter la mienne, et vous jugerez ce qu’il faut croire de la science des sorciers. Mon histoire est très-véritable, et je la tiens de la personne même à qui elle est arrivée l’été dernier. C’est l’incident survenu ce soir au théâtre qui me la remet en mémoire, et peut-être cet incident est-il lié à ce que vous allez entendre.

— L’histoire sera-t-elle un peu effrayante ? demanda La Mettrie.

— Peut-être ! répondit le roi.

— En ce cas, reprit-il, je vais fermer la porte qui est derrière moi. Je ne peux pas souffrir une porte ouverte quand on parle de revenants et de prodiges. »

  1. L’Opéra commençait et finissait plus tôt que de nos jours. Frédéric commençait à souper à dix heures.
  2. « Je le garde encore parce que j’ai besoin de lui. Dans un an je n’en aurai plus que faire, et je m’en débarrasserai. Je presse l’orange, et après je jetterai l’écorce. » On sait que ce mot fut une plaie vive pour l’orgueil de Voltaire.