Page:Saussure - Cours de linguistique générale, éd. Bally et Sechehaye, 1971.djvu/111

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manière ou d’une autre, c'est toujours un déplacement de rapport.

En anglo-saxon, la forme prélittéraire fōt « le pied » est restée fōt (angl. mod. foot), tandis que son pluriel *fōti, « les pieds », est devenu fēt. (angl. mod. feet). Quelles que soient les altérations qu’il suppose, une chose est certaine : il y a eu déplacement du rapport ; il a surgi d’autres correspondances entre la matière phonique et l’idée.

Une langue est radicalement impuissante à se défendre contre les facteurs qui déplacent d’instant en instant le rapport du signifié et du signifiant. C’est une des conséquences de l’arbitraire du signe.

Les autres institutions humaines — les coutumes, les lois, etc. — sont toutes fondées, à des degrés divers, sur les rapports naturels des choses ; il y a en elles une convenance nécessaire entre les moyens employés et les fins poursuivies. Même la mode qui fixe notre costume n’est pas entièrement arbitraire : on ne peut s’écarter au-delà d’une certaine mesùre des conditions dictées par le corps humain. La langue, au contraire, n’est limitée en rien dans le choix de ses moyens, car on ne voit pas ce qui empêcherait d’associer une idée quelconque avec une suite quelconque de sons.

Pour bien faire sentir que la langue est une institution pure, Whitney a fort justement insisté sur le caractère arbitraire des signes ; et par là, il a placé la linguistique sur son axe véritable. Mais il n’est pas allé jusqu’au bout et n’a pas vu que ce caractère arbitraire sépare radicalement la langue de toutes les autres institutions. On le voit bien par la manière dont elle évolue ; rien de plus complexe : située à la fois dans la masse sociale et dans le temps, personne ne peut rien y changer, et, d’autre part, l’arbitraire de ses signes entraîne théoriquement la liberté d’établir n’importe quel rapport entre la matière phonique et les idées. Il en résulte que ces deux éléments unis dans les signes gardent chacun leur vie propre dans une proportion inconnue