Page:Say - Œuvres diverses.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’argent, de temps, de travail, et même de science, pour un produit qui ne les vaut pas.

Si les éléments nécessaires pour les bons calculs, étaient plus généralement connus, on ne verrait pas élever à grands frais d’immenses manufactures pour les renverser au bout de quelques années, et réaliser quelquefois le dixième seulement de ce qu’elles ont coûté. De là cette maxime populaire que, dans les grands établissements, il faut que les premiers entrepreneurs se ruinent pour que les seconds fassent fortune. Que veut dire cela ? Qu’on ne sait pas faire prospérer une industrie en France, à moins d’être débarrassé de l’intérêt de la première mise de fonds. Que d’hommes habiles, sous le rapport de l’art, ont été malheureux pour n’avoir pas su donner la meilleure direction a leurs talents !

On sait si peu, bien souvent, à quoi tient le succès ou le déclin des entreprises, que beaucoup d’entre elles se ruinent graduellement sans le savoir. Elles ne se rendent point compte des circonstances qui les entourent, et qui influent inévitablement sur leur sort ; elles redoublent d’efforts, et ne s’aperçoivent pas que plus elles en font et plus elles s’enfoncent dans la détresse.

Et remarquez, Monsieur, qu’un établissement qui va mal, fait tort à beaucoup d’autres du même genre. En manufacturier de beaucoup de sens et d’expérience, me disait un jour : Je ne crains pas la concurrence de ceux qui font bien leurs affaires, mais de ceux qui les font mal[1].

C’est ainsi que si l’on additionnait les perles supportées par les fabriques de soude, d’alun, d’acides, on serait effrayé des résultats. Je veux

  1. Deux fabriques de sel ammoniac existaient, près de Paris. Elles fournissaient facilement à la consommation de la France, qui m s’élève pas au delà de 50 milliers de ce produit. Elles avaient à soutenir la concurrence du sel ammoniac de l’Inde et que les Anglais introduisent en fraude. Leurs procédés étaient fort perfectionnés, et vingt ans d’existence dans une prospérité médiocre, prouvaient que leurs profits étaient modérés. Les os des boucheries de Paris qu’elles obtenaient à cinq ou six sous le quintal, étaient leur matière première.

    De nouveaux entrepreneurs, moins expérimentés et moins instruits, ont élevé une fabrique semblable, la matière première (les os) étant dès lors plus demandés, le prix s’en est élevé à quarante sous le quintal. En même temps la quantité de sel ammoniac produit excédant la consommation possible, le prix en est tombé de 25 p. 0/0. Les nouveaux fabricants ont emprunté ; mais il n’ont pu soutenir leur fabrique qui s’est vendue à 15 ou 20 p. 0/0 de ce qu’elles coûté. Le successeur croit produire avec plus d’avantage ; mais les circonstances qui déterminent les prix demeurant les mêmes, doivent être suivies des mêmes résultats ; et la France reperdra peut-être une industrie qu’elle avait conquise.

    (J. B. Say.)