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des questions et, avec elles les théories qu’on avait laborieusement échafaudées.

Après cela, sommes-nous au bout de nos déceptions ? Nullement.

Les documents du passé, sur lesquels nous raisonnons, on les a supposés sincères. Mais le seront-ils ? Ils le seront peu ou point. Ils le seront dans la mesure où les hommes le sont eux-mêmes. Or les documents émanés des hommes sont suspects. À l’heure même où ceci est écrit, dans le pays même où la méthode dite historique a été sinon inventée, du moins le plus prônée, l’histoire n’est trop souvent que l’instrument d’une politique de combat et, soit pour légitimer le passé soit pour préparer l’avenir, dénature les faits à plaisir.

Du moins, la statistique, cette forme particulière de l’histoire, nous sera-t-elle un auxiliaire plus précieux ? Oui, quand elle sera largement enseignée et vulgarisée et que les agents chargés de noter les multiples aspects de la vie économique et sociale seront nombreux et compétents ; et encore à la condition que leur compétence même, qui leur permet de prévoir les conséquences des faits et des chiffres relevés, ne les détourne pas de rester, comme ils le doivent, d’honnêtes machines à enregistrer. Mais tant que les statisticiens de profession, c’est-à-dire des hommes qui ont la science et la conscience, seront l’infime minorité ; tant qu’il leur faudra se résoudre par impuissance ou bien à n’étudier qu’un seul phénomène entre cent ou qu’une seule face de ce phénomène, ou bien à s’adjoindre, comme on fait pour le Census des États-Unis, une légion d’auxiliaires ignorants ; enfin, tant que la statistique sera au service de gouvernements qui l’influenceront pour servir leurs intérêts, comme a fait, par exemple, cette nation qui, en vue de rassurer ses créanciers, a doublé les chiffres de ses exportations, tant que toutes ces causes d’erreurs subsisteront, la statistique ne devra inspirer à l’économie politique qu’une très mince confiance. Elle pourra être employée, avec beaucoup de discrétion et de prudence, à vérifier, à contrôler une théorie, mais à l’édifier jamais.

La méthode de travail des économistes allemands, basée comme elle l’est sur l’interprétation de l’histoire et des statistiques, est donc entachée de très graves erreurs.

Mais ceci n’est pas tout encore. Quand on travaille ainsi sur des documents, documents du passé et documents du présent, on est, pour une foule de causes connues et trop longues à énumérer, invinciblement ramené à l’étude de son propre pays. Et alors, on commet presque nécessairement une nouvelle erreur : à chaque pas, on risque de confondre la science, qui est chose universelle, et l’art, qui est chose nationale. C’est ce qui était arrivé à certains écrivains de l’école anglo-française. C’est ce qui est arrivé aux écrivains de l’école allemande : ils ont fait, presque malgré eux, une économie politique nationale[1]. Cela d’ailleurs n’est pas nouveau chez eux. List avait, il y a cinquante ans, donné l’exemple.

Pour ces raisons, particularisme économique et surtout erreur fondamentale de méthode, l’école allemande n’a jusqu’ici fourni que peu de chose à la science universelle.

Toutefois, il est une école étrangère à laquelle la science économique doit

  1. « Économie nationale » au sens propre du mot et non pas « Économie des nations ».