Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/140

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l’homme dit l’humanité, l’homme la porte en lui. Il n’existe pas indépendamment d’elle... l’homme est un moi, dont le non moi nécessaire est le semblable de l’homme, ou, en général, l’humanité... le moi qui est l’homme, n’existe plus, si son non moi cesse d’être en communion avec lui... Ce qui est immortel, c’est l’être abstrait universel appelé humanité, identique à l’homme et à Dieu même. Nous sommes non seulement les fils de la postérité de ceux qui ont vécu, mais réellement ces générations antérieures elles-mêmes. Les individus se perpétuent dans le sein de l’espèce. » Et il démontre par l’histoire que tous les peuples et tous les grands philosophes, sous forme de métempsycose ou d’immortalité de l’âme, ont cru à cette palingénésie perpétuelle.

On trouve chez l’Allemand Krause des spéculations analogues (Vldëal de V Humanité). Schopenhauer est arrivé également à considérer l’individu phénoménal comme pouvant s’anéantir lui-même par le renoncement à sa volonté. Le Russe Tolstoï en a tiré tout un système de morale et une nouvelle forme du christianisme. En Amérique, le docteur Paul Carus préconise un système analogue, où la réalité de l’individu disparaît dans celle de l’espèce.

Il est curieux de voir les mêmes aberrations d’esprit se reproduire chez tant de peuples divers sous des formes analogues, dans des conditions identiques, et partout comme un effet du conflit de la science et des vieilles croyances et des efforts tentés pour les accorder.

Rien ou presque rien dans le système de Pierre Leroux ne lui appartient donc en propre ; car son culte de la triade lui a été communiqué par son commerce avec Jean Reynaud et avec Henri Martin en même temps que leur foi à la métempsycose ; mais il est certain qu’il a coordonné ces éléments incohérents, sans avoir même une teinture superficielle de l’histoire de la philosophie et sans avoir lu la plupart des auteurs qu’il cite.

Quant à l’origine de cette humanité, une et collective, où s’absorbent et renaissent les individus, Pierre Leroux a adopté la doctrine de Cuvier sur les créations successives. « Des créations de plus en plus parfaites apparaissent sur la terre, à mesure que la vie succède à la vie » ; mais, selon lui, aucun lien généalogique ne les relie entre elles. « Sur la la terre, l’humanité succède à l’animalité ; chaque être humain est un animal perfectionné par la raison et uni à l’humanité. » Comment, par quel procédé s’accomplit cette i union ? Et à quel moment ? On ne sait, et faute LEROUX (PIERRE)

de comprendre ces belles choses, on est tenté de dire, comme Hamlet : Words ! Words ! L’optimisme de Pierre Leroux devait essayer aussi de résoudre le problème du mal. Il n’y a pas mieux réussi que tant d’autres. « Dieu, ou la vie universelle, pour qui il n’y a ni temps, ni espace, et qui voit le but final de toutes choses, permet le mal et la souffrance, comme les phases nécessaires à un état de bonheur que la créature ne voit pas et dont elle ne jouit pas actuellement, en tant que créature, mais que Dieu voit et dont, par eo7iséquent (sic), toute créature jouit en lui virtuellement, parce qu’elle en jouira un jour ».

Dans l’épigraphe de son livre De l’Humanité, Pierre Leroux en explique le but en disant : « Ce qui peut nous sauver, c’est la foi, c’est la religion. Ce qui nous sauverait, ce serait l’unité religieuse. Ce qui nous sauvera, c’est la secte qui aimera l’unité au point d’être l’unité au germe ; c’est la secte qui réalisera la liberté, la fraternité, l’égalité. » Il s’est donné la tâche de fonder cette secte-là et s’est targué d’y réussir.

Il a présenté sa doctrine au monde comme « un ensemble de vérités, développement, approprié à notre temps, du christianisme et de toutes les grandes religions antérieures ». De son temps, en effet, tout le monde croyait avoir trouvé la religion primitive, la religion naturelle, la vraie religion. Ce fut la maladie commune des meilleurs esprits de la génération épanouie de 1830 à 1848, Pas un ne s’en est guéri, chacun d’eux est mort dans sa foi. Pierre Leroux a été, comme les autres, atteint de cette épidémie. Il s’estimait lui-même un révélateur aux mêmes titres que Koungfu-tseu, que Çakiâ-Mouni, que Jésus ou Mahomet ; mais il n’a jamais trouvé de disciples en dehors des milieux catholiques. Le catéchisme, avec sa trinité, sa triade de vertus théologales, ses quatre vertus cardinales, ses sept péchés capitaux, ses dix commandements, et ses définitions incompréhensibles était une préparation nécessaire à l’adoption, sinon à l’intelligence de son système, plus aisé à accepter qu’à comprendre.

Pourtant, une si grande audace et de si hautes visées intéressaient à l’auteur et lui donnaient une certaine autorité. C’était après tout, un pape comme un autre. Mais, c’est aussi pourquoi un immense éclat de rire accueillit le dernier mot de sa doctrine, concernant le circulus. « L’homme rendant à la terre en fumier juste ce qu’il lui demande comme nourriture, devait ne rien laisser perdre des précieuses substances qui représentent delà vie humaine. » C’est peut-être