Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/159

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considère qu’un grand commerce extérieur n’est pas toujours une preuve de prospérité. Il peut aoir sa source dans la misère et le désordre, soit qu’il n’y ait pas assez de consommateurs dans le pays, soit que, par des combinaisons, les produits de la nation s’accumulent dans un petit nombre de mains. Il a en vue des transactions forcées dont l’origine réside dans divers systèmes mercantiles. Turgot a eu sur le commerce les vues les plus élevées qu’on pût avoir sans s’écarter de la doctrine définitive des physiocrates. Il voulait que, quoique stérile, le commerce pût se développer avec une liberté absolue, pour ne pas faire obstacle aux opérations de la partie réellement productive de l’organisation sociale. « Sage et heureuse, dit-il, la nation qui la première sera convaincue que toute la politique en fait de commerce consiste à employer toutes ses terres de la manière la plus avantageuse pour le propriétaire des terres, tousses biens de la manière la plus utile à l’individu qui travaille, c’est-à-dire de la manière dont chacun, guidé par son intérêt, les emploierait si on le laissait, faire ; tout le reste n’est qu’illusion et vanité. » C’est ainsi que les physiocrates sont arrivés à la doctrine du laisser faire, en matière de commerce, et leurs vues ont été fortifiées par leur large philosophie. Pendant le xviii siècle, le marché s’est rapidement agrandi. L’action de l’offre et de la demande est devenue efficace et rapide. Elle a dominé les mesures arbitraires et les combinaisons qui pouvaient avoir eu autrefois une nécessité relative à cause de l’inertie ou des frottements de la machine sociale. C’est un des principaux mérites des physiocrates de s’en être aperç us et d’avoir accordé leur doctrine avec ce que l’organisation industrielle produisait de plus élevé dans son développement spontané.

Ils ont discerné l’opération de « lois naturelles », c’est-à-dire de faits objectifs se produisant par l’action et la réaction des parties de l’organisme social, faits susceptibles d’être étudiés et de devenir matière à science. Ils ont devancé l’idée du xix e siècle à propos des sciences naturelles sur Tordre et les lois qui dominent tout. L’idée était vraie et aucune science sociale n’aura jamais de valeur qui ne la prendra pas pour fondement. Une des erreurs les plus extraordinaires qu’ait à leur sujet produit la littérature courante en exposant leur système vient de ce qu’on a pris les droits naturels pour les lois naturelles, comme si les physiocrates ou tous les autres philosophes avaient pu les regarder comme pouvant se modifier réciproquement ou se trouver dans un état de dépendance mutuelle. C’est une confusion de langage. En cherchant un terme pour exprimer l’idée de l’ordre naturel, ou le système universel de la pensée et de la sensation réglé par une loi et soumis à un ordre régulier, ils ont trouvé les mots de droit naturel. Mais jamais, dans leur langage, ils n’ont identifié le droit naturel avec les droits naturels et n’ont voulu à aucun degré pénétrer sur le terrain du droit et de la jurisprudence. L’expression a été employée pour donner l’idée de l’ensemble des lois naturelles et elle est de la même famille que l’expression de science naturelle. Condillac, dont la première édition a paru la même année que l’ouvrage d’Adam Smith, a rompu avec les extravagances des physiocrates. Il a le premierformulé distinctement la nouvelle doctrine du commerce et il l’a fait avec plus de précision qu’Adam Smith, « Toutes les nations dans leurs échanges désirent avoir tout le gain du commerce ; elles ne voient pas que parla nature de l’échange il y a nécessairement duprofît des deux côtés, puisque, de chaque côté, chacun donne moins qu’il ne reçoit. »

L’idée physiocratique n’a jamais pris racine en Angleterre, mais c’est d’un autre côté que s’est produite la révolte contre le système mercantile. Benjamin Franklin s’est appliqué, avec son bon sens simple et original, à éclaircir la question. Il a écrit dans sa jeunesse un pamphlet où il se débat encore dans le courant des doctrines du jour, mais il s’en est ensuite définitivement affranchi. Il suppose un pays dont on entreprend de protéger trois industries par la prohibition de marchandises étrangères et trois pays qui prohibent, par représailles, les marchandises du premier. « Qu’advient-il de toutes ces prohibitions ? — Réponse : Les quatre pays éprouvent une diminution dans T ensemble des agréments et des convenances de la vie. » Citant un écrivain qui avait dit que tout le sucre était taché de sang, par allusion à la cruauté de la traite des nègres, Franklin ajoute qu’il faut se rappeler également le sang des hommes blancs tués pour la possession des îles à sucre, et que nous ne devons pas le croire seulement taché de sang, mais imbibé d’outre en outre. Aussi ceux qui n’ont pas d’îles à sucre payent le sucre moins cher que ceux qui en possèdent ; si la France et l’Angleterre jouaient au dé pour décidera qui appartiendraient toutes les lies à sucre, le perdant serait le gagnant. « L’avantage du commerce libre, c’est que les deux côtés accroissent leurs jouissances. Au lieu de n’avoir que du blé ou que du vin, ils ont à la fois et le blé et le vin. » Il n’est pas probable que Franklin ait collaboré au remarquable