Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/197

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tunique. Les coussins sur lesquels il couchait étaient enflés d’un duvet cueilli sous les ailes des perdrix. Ses chars d’or étaient incrustés de pierres précieuses, etc. *. » Dans nos sociétés modernes, le luxe a des proportions infiniment plus modestes ; mais il conserve le même caractère : il tend toujours à faire ressortir l’inégalité des conditions et se traduit, en général, par une consommation abondante de services personnels.

Cependant on a fait l’éloge du luxe. Les défenseurs du système mercantile l’ont vanté, et Franklin lui-même lui attribue une sorte d’utilité sociale. Il n’est donc pas étonnant que les préjugés favorables au luxe, bien que réfutés par les économistes modernes, subsistent encore aujourd’hui. « Le luxe, dit-on tous les jours, donne du mouvement et de l’activité aux affaires, et c’est ainsi qu’il enrichit la société. » Rien n’est plus faux. De quelque manière qu’une somme soit dépensée, elle apporte dans la société un mouvement égal d’affaires. Que dix mille francs soient employés à entretenir des chevaux de luxe et des valets, ou qu’ils soient employés en drainages, ils ont donné lieu à une somme exactement égale de services personnels. Mais dans le premier cas, une fois le service des chevaux de luxe et des valets consommé, il ne reste rien ; dans le second, le service des valets de ferme et des chevaux de labour a créé une force productive de la valeur de dix mille francs. Il n’est donc pas exact de dire que le luxe imprime du mouvement et de l’activité aux affaires : il tend, au contraire, à les réduire, puisqu’il détruit sans retour ni compensation des capitaux et anéantit, par conséquent, leur puissance productive. Il n’est pas vrai non plus qu’en augmentant les besoins, le luxe donne le goût du travail ; il excite seulement outre mesure l’avidité pour les richesses, bien ou mal acquises. L’histoire nous apprend assez que le luxe ne se développe librement que chez ceux qui acquièrent sans travail, soit par la guerre, soit par le jeu, par l’intrigue, la bassesse et autres qualités du courtisan.

En matière de luxe, les enseignements de l’économie politique confirment pleinement ceux de la morale. Celle-ci condamne les consommationspersonnellesexagérées, parce qu’elles attestent l’égoïsme et la vanité ; cellelà blâme ces consommations, parce qu’elles épuisent la société et y engendrent le paupérisme et la misère.

La misère est, disons-nous, la suite infaili. Chateaubriaadj Études historiques. II. -

lible du luxe. Lorsqu’on veut dépenser plus qu’on ne produit par son travail, on s’appauvrit rapidement ; lorsqu’un petit nombre consomme sans mesure, les privations du grand nombre sont excessives et les moyens légitimes d’acquérir suffisent rarement à des besoins exagérés.

Le luxe, dans le sens précis et restreint que nous avons donné à ee mot, est donc un mal. Les anciens législateurs l’avaient compris, et ils avaient cherché à le combattre par des lois somptuaires. Ces lois ont toujours été impuissantes contre les mœurs, les penchants, les habitudes. Lorsqu’une grande dépense était le meilleur moyen d’acquérir de la considération, il n’était pas étonnant que les dépenses personnelles fussent excessives : aussi les lois étaient-elles violées par ceux même qui les faisaient. César, qui avait prétendu réprimer par ses lois le luxe des tables et qui envoyait ses soldats enlever sur les marchés les mets défendus, dépensait, dans un souper d’apparat, où l’on comptait six mille murènes, 21 millions de notre monnaie 1 . Quelle autorité morale pouvaient avoir les lois somptuaires à côté de semblables exemples ? Les mêmes causes ont rendu inutiles les lois somptuaires faites à plusieurs reprises sous l’ancienne monarchie française. Chez les modernes, au contraire, le luxe a été réprime sans lois somptuaires, par le seul effet des changements survenus dans l’opinion et dans les mœurs. Tant que l’inégalité des conditions a été grande, le luxe a été considérable, et s’il a atteint chez les anciens Romains des proportions inouïes, c’est parce que l’inégalité des conditions y dépassait toutes les proportions connues. Un homme qui engraissait des poissons avec la chair de ses esclaves et qui consommait en un seul plat une somme de 20 000 francs, devait se croire très supérieur au reste des mortels. Mais à mesure que les sociétés se sont rapprochées de l’égalité des conditions, le luxe a diminué. Nous consommons plus que les anciens, mais nos consommations sont autrement réparties : nous avons moins de luxe, et aussi moins de misère.

Les mêmes règles s’appliquent aux dépenses particulières et aux dépenses publiques. Si l’État paye chèrement des services fictifs, il consomme en pure perte des valeurs péniblement obtenues de l’impôt ;si le gouvernement élève les salaires de ses fonctionnaires, au-dessus de la moyenne des revenus, s’il encourage les dépenses de luxe, il tend à l’inégalité des conditions et engage la société dans une direction ruineuse, tant par les i. Cent millions de Kestarces, Voy. Plntarque Pline. Suétone.