Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/268

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

désavantages naturels, dont les populations se ressemblent par toutes leurs qualités, physiques et morales, naturelles et acquises, et dont les coutumes, les usages les opinions, les lois et les institutions sont les mêmes à tous égards, hormis cette seule différence que l’une d’elles a un tarif plus protecteur, ou met de toute autre manière plus d’entraves à la liberté de l’industrie ; si l’une de ces nations se trouve riche et l’autre pauvre, ou si simplement l’une est plus riche que l’autre, ce sera là un experimentum crucis, une preuve expérimentale réelle qui permettra de décider lequel des deux systèmes est le plus favorable à la richesse nationale. Mais la supposition que deux cas de ce genre puissent se rencontrer est manifestement absurde. Un pareil concours n’est pas possible même au point de vue abstrait. Deux nations qui concorderaient en tout, excepté dans leur politique commerciale, concorderaient aussi en cela. Les différences de législation ne sont pas des diversités essentielles et fondamentales ; ce ne sont pas des propriétés spécifiques. Elles sont des effets de causes préexistantes. Si les deux nations diffèrent dans cette partie de leurs institutions, c’est à cause de quelque différence dans leur situation et, par conséquent, dans leurs intérêts, ou dans quelques parties de leurs opinions, de leurs coutumes, de leurs tendances ; et cette différence en fait présumer d’autres à l’infini, qui peuvent influer sur leur prospérité industrielle, aussi bien que sur toute autre face de leur existence, de plus de façons qu’on ne peut le dire ou l’imaginer. Il y a donc impossibilité démontrée de réaliser dans la science sociale les conditions requises pour le mode le plus concluant de recherche par l’expérience spécifique. »

Les défenseurs de la méthode expérimentale ne nient pas la valeur de V objection présentée par J.-Stuart Mill. Seulement ils font observer qu’ils sont plus modestes, et qu’ils n’appliquent pas leur procédé à deux nations différentes, ce qui serait impossible, en effet, surtout s’il fallait réaliser des conditions identiques d’expérimentation. Leur champ est moins vaste, ils ne prétendent appliquer le procédé de l’expérimentation qu’à une ou plusieurs portions déterminées et choisies d’un même pays. Il y a toujours, en ce cas, des différences, puisqu’on en trouve facilement entre deux provinces ou deux parties d’une même nation ; cependant, les conditions de langue, de lois, de coutumes, de position géographique, etc., sont parfois moins sensibles qu’entre deux nations, quoique cependant il ne faille pas pousser trop loin cette ligne de démarcation. Ainsi, la Belgique présente avec le département du Nord des similitudes autrement nombreuses que ce même département, avec le département des Pyrénées-Orientales, par exemple. De plus, les partisans de la méthode d’expérimentation affirment que, parmi l’ensemble des circonstances qui se produisent dans le temps de l’expérimentation, toutes n’ont pas une action sur les faits soumis à cette expérimentation ; que certaines d’entre elles ne sont que des « témoins ».

Assurément, on pourrait a priori émettre l’hypothèse que certains faits sociaux peuvent ne pas être en relation de cause à effet avec les phénomènes observés, mais, si en physique on détermine sans peine ces témoins, en science sociale, cela semble plus difficile. L’expérimentation en matière sociale ne porte donc pas sur les principes eux-mêmes ; elle est, par contre, utilisée pour les différents modes d’application de ces principes. On ne peut avec une véritable rigueur scientifique instituer — ainsi que Ta démontré J.-Stuart Mill — entre deux ou plusieurs peuples, une expérimentation du système libre-échangiste ou du système protectionniste pour démontrer l’excellence d’un principe sur l’autre. Mais si, au point de vue scientifique, l’expérimentation n’est point praticable, il en est autrement en politique, où parfois elle peut

— plutôt comme une méthode de tâtonnements — être employée avec profit. L’économie politique enseigne par exemple que la liberté économique tend à développer la richesse d’un peuple. Fort de ce principe, l’homme politique essaye de l’appliquer à une catégorie d’actes humains au moyen d’une ou plusieurs lois, dans une ou plusieurs portions de son pays. Il lui faut alors tenir compte du milieu sur lequel il agit, doser sa réforme, comme le médecin dose une substance suivant le tempérament de chacun de ses malades.

M. Léon Donnât, qui a écrit sur ce sujet un livre très étudié, la Politique expérimentale, semble considérer les lois positives, en général, comme des expérimentations. Lorsque les lois sont faites en connaissance de cause et en vue d’une fin déterminée, il y a observation provoquée ; mais si les lois sont rédigées d’après des principes qui ne relèvent pas du raisonnement, qui consacrent un préjugé ou une idée surannée, on ne peut guère leur donner le nom d’expérimentations ; leurs résultats ne donnent alors lieu qu’à des observations ordinaires. Quoi qu’il en soit, M. Léon Donnât distingue trois formes principales de l’expérimentation par les lois : 1° la législation séparée, cas où la loi est essayée d’abord sur une portion de territoire ;