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et ses doctrines n’étaient que le reflet ou le prolongement des idées et des doctrines de James Mill. Il eut désormais des idées et des doctrines à lui. Cette heureuse transformation se produisit à la suite de la lecture de deux livres de Bentham (voy. ce nom), l’un, sur la Religion naturelle et son influence sur le bonheur de l’humanité, publié par Bentham sous le pseudonyme de Philip Beauchamp, l’autre, de beaucoup le plus important, le Traité de législation. « Quand j’eus fermé le dernier volume du traité, nous dit Stuart Mill lui-même (dans son Autobiographie *), fêlais un autre homme. Le principe de l’utilité tel qu’il est compris par Bentham apporta l’unité dans mes conceptions des choses. J’eus, dès lors, des opinions, une croyance, une doctrine, une philosophie et, dans le meilleur sens du mot, une religion ». Dans l’ardeur de sa foi nouvelle, il fonda, avec un groupe d’amis, la Société utilitaire ; cette société n’évita pas les allures d’une secte, mais elle dura trois ans à peine, de 1823 a 1826, et elle ne vit jamais le nombre de ses membres atteindre dix 2 .

Le benthamïsme ne fut d’ailleurs qu’une étape dans la série des évolutions intellectuelles de Stuart Mill. Non qu’il ait jamais renoncé aux idées fondamentales de Bentham 3 . Il se borna a les dépasser et à les compléter, en disciple respectueux mais indépendant et sincère. L’étape fut franchie de 1826 à 1831, sous la triple influence d’une crise morale extrêmement vive, de la lecture de la Vie de Turgot par Condorcet et de l’amitié de M me Taylor.

La crise morale est bien connue. Elle a été admirablement décrite par Stuart Mill lui-même dans son Autobiographie. Il nous suffira, ici, de la mentionner et de dire que Mill la résolut heureusement par la lecture de Wordsworth, de Carlisle, de Gœthe, de Golerige.

L’influence de Turgot est formellement attestée par ce passage de Y Autobiographie : « Ce fut la Vie de Turgot par Condorcet qui me guérit dé mes folies de sectaire ». A un de ses amis qui avait comparé son échec dans la circonscription de Westminster au renvoi de Turgot par Louis XVI, Stuart Mill écrivait ceci : « Me comparer à Turgot est m’adresser le compliment le plus flatteur que j’aie jamais reçu ; c’est un honneur pour moi {. Auiobiogmph ?/, p. 64-67.

. Vers la même époque, Stuart MiH fondait aussi le Spéculative debating Society, devenait l’un des principaux collaborateurs de la Westminster Review et prenait place parmi les leaders du radicalisme philosophique et démocratique.

. V. Bentham, par Sophie RalFaloyich. Introduction, p. 66, 7i.

qu’une telle assimilation ait pu se présenter à votre esprit 1 ».

La rencontre de Mill et de M me Taylor eut lieu en 1831. Il faut lire, à ce sujet, le chapitre de l’Autobiographie intitulé : De V amitié la plus précieuse de ma vie. Nous n’avons guère sur M me Taylor que les renseignements fournis par Stuart Mill. Il est permis de trouver excessive l’admiration sans bornes qu’il a toujours manifestée pour les qualités intellectuelles et morales qu’il lui attribue. Il est infiniment probable, quoi qu’il en dise, qu’elle ne fut pas, auprès de lui « l’un de ces penseurs originaux dont il se serait borné à être l’interprète auprès du public », et que sa collaboration aux Premiers principes d’économie politique et à la Liberté ne fut pas exactement celle qu’il indique. Il nous paraît incontestable néanmoins que M me Taylor a joué un rôle capital dans la vie et dans l’élaboration de l’œuvre de Stuart Mill. C’est elle qui, sans le suivre dans les hautes régions de la spéculation philosophique, a dû contribuer, dans une large mesure, à faire de lui le plus généreux des penseurs, le plus noble des caractères. En 1851, son mari étant mort, elle devint sa femme après vingt ans de la plus pure et de la respectable intimité. Il la perdit en 1838. Elle mourut et fut enterrée à Avignon.

Le benthamiste dissident s’affirma avec éclat dans une très belle étude sur Bentham publiée, en 1838, dans la London and Westminster neview, « Nous sommes parfaitement d’accord avec Bentham, dit-il, sur sa doctrine, mais nous ne croyons pas avec lui qu’une adhésion expresse au principe de l’utilité soit indispensable pour juger des questions de morale ». Et il ajoute, après avoir montré l’insuffisance et les lacunes du système utilitaire : « Nous avons une grande tolérance pour les hommes qui ne voient qu’un aspect des choses ; peut-être, s’ils voyaient davantage, ils ne poursuivraient pas avec tant d’ardeur ce qu’ils voient ». — Le principal labeur de Stuart Mill, à cette époque, était consacré au Système de logique. Il en avait conçu l’idée dès 1830, à la suite des réflexions que lui avaient suggérées les fortes critiques de Macaulay contre la méthode a priori employée par James Mill dans son Essai sur le Gouvernement. Le Système de logique parut en 1843. C’est au cours de sa préparation que les doctrines de Stuart Mill furent, pour la troisième fois, assez sensiblement modifiées et complétées par l’intervention d’une influence nouvelle, l’influence d’Auguste Comte. La Philosophie positive avait été apportée en . V. John Morley, loc. ciL, p. 242.