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DE LA DISTRIBUTION DES RICHESSES.

Par la même raison, les fléaux passagers qui détruisent beaucoup d’hommes sans attaquer les sources de la reproduction, sont plus affligeans pour l’humanité que funestes à la population. Elle remonte en très-peu de temps au point où la retient la quotité des productions annuelles. Des calculs très-curieux de Messance prouvent qu’après les ravages causés par la fameuse peste de Marseille, en 1720, les mariages furent en Provence plus féconds qu’auparavant. L’abbé d’Expilly a trouvé les mêmes résultats. Le même effet avait eu lieu en Prusse après la peste de 1710. Quoique ce fléau eût moissonné le tiers de la population, on voit par les tables de Sussmilch[1] que le nombre des naissances, qui était avant la peste à peu près de 26,000 par année, alla, en 1771 (année qui suivit celle de la peste), à 32,000. Qui n’aurait pensé qu’après un si terrible ravage, le nombre des mariages du moins ne dût considérablement diminuer ? Il doubla, tant est grande la tendance de la population à s’élever au niveau des ressources d’un pays !

Ce que les fléaux passagers ont de funeste, ce n’est pas la dépopulation : ce sont d’abord, et au premier rang, les maux qu’ils causent à l’humanité. Il ne peut pas y avoir de grandes quantités d’individus retranchés du nombre des vivans, soit par les contagions, les famines ou les guerres, sans que beaucoup d’êtres doués de sentiment aient souffert, quelquefois même cruellement souffert, et laissé dans la souffrance une multitude de survivans, veuves, orphelins, frères, sœurs et vieillards. On doit déplorer encore dans ces calamités la perte de ces hommes supérieurs, et tels que les lumières, les talens, les vertus d’un seul, influent sur le bonheur des nations, plus que les bras de cent mille autres.

Enfin une grande perte d’hommes faits est une grande perte de richesse acquise ; car tout homme adulte est un capital accumulé qui représente toutes les avances qu’il a fallu faire pendant plusieurs années pour le mettre au point où il est. Un marmot d’un jour ne remplace pas un homme de vingt ans ; et le mot du prince de Condé, sur le champ de bataille de Senef, est aussi absurde qu’il est barbare[2].

  1. Cité par Malthus, tome II, page 170 de la cinquième édition anglaise.
  2. Une nuit de Paris réparera tout cela. Il faut une nuit, plus vingt années de soins et de dépenses, pour faire un homme, que le canon moissonne en un instant ; et les destructions d’hommes que cause la guerre vont bien plus loin qu’on ne l’imagine communément : des champs ravagés, le pillage des habitations, des établissemens industriels, des capitaux consommés, etc., en ravissant des moyens de subsistance, font mourir bien du monde hors du champ de bataille. On peut se faire une idée du nombre prodigieux de personnes plongées dans la misère par les guerres de Bonaparte, d’après le tableau des secours donnés par les bureaux de bienfesance de Paris. De 1804 à 1810, le nombre des femmes secourues à Paris seulement, s’est graduellement élevé de 21,000 à 58,000. En 1810, le nombre des enfans qui recevaient à Paris des secours de la charité publique, n’était pas moindre que 55,000. La mortalité était effrayante dans ces deux classes.