Page:Say - Traité d’économie politique.djvu/470

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
469
DE LA CONSOMMATION DES RICHESSES.

qu’un jour, exhortant le roi à faire des aumônes plus considérables, Louis XIV lui répondit : Un roi fait l’aumône en dépensant beaucoup. Mot précieux et terrible, qui montre comment la ruine peut être réduite en principes[1]. Les mauvais principes sont plus fâcheux que la perversité même, parce qu’on les suit contre ses propres intérêts qu’on entend mal, parce qu’on les suit plus long-temps, sans remords et sans ménagement. Si Louis XIV avait cru ne satisfaire que sa vanité par son faste, et son ambition par ses conquêtes, il était honnête homme, il aurait pu se les reprocher enfin, et y mettre un terme, s’arrêter du moins pour son propre intérêt ; mais il s’imaginait fermement qu’il se rendait par ses profusions, utile à ses états, et par conséquent à lui-même, et il ne s’arrêta qu’au moment où il tomba dans la misère et l’humiliation[2].

Les saines idées d’économie politique étaient encore tellement étran-

  1. Quelques bons esprits, tels que Fénelon, Vauban et d’autres, sentaient confusément que ce système conduirait à la ruine ; mais ils ne pouvaient le prouver, faute de savoir en quoi consistait la production et la consommation des richesses. Vauban, dans sa Dixme royale, dit que « si la France est misérable, ce n’est ni à l’intempérie de l’air, ni à la faute des peuples, ni à la stérilité des terres qu’il faut l’attribuer, puisque l’air y est excellent, les habitans laborieux, adroits, pleins d’industrie et très nombreux, mais aux guerres qui l’ont agitée depuis long-temps, et au défaut d’économie que nous n’entendons pas assez. » Fénelon, dans plusieurs excellentes pages de son Télémaque, avait donné à entendre les mêmes vérités ; mais elles pouvaient passer, et passèrent en effet pour des déclamations, parce que Fénelon n’était pas en état de les prouver rigoureusement.
  2. Quand Voltaire dit, en parlant des bâtimens fastueux de Louis XIV, que ces bâtimens n’ont point été à charge à l’état, et qu’ils ont servi à faire circuler l’argent dans le royaume, et prouve seulement que ces matières étaient étrangères à nos plus grands génies. Voltaire ne voit que les sommes d’argent dans cette opération ; et l’argent ne fesant point en effet partie des revenus ni des consommations annuelles, quand on ne considère que cette marchandise, on ne voit point de perte dans les plus grandes profusions. Mais qu’on y fasse attention : il résulterait cette manière d’envisager les choses, qu’il n’y a rien de consommé dans un pays pendant le cours d’une année ; car la masse de son numéraire est, à la fin de l’année, à peu près la même qu’au commencement. L’historien aurait dû songer, au contraire, que les 900 millions de notre monnaie, dépensés par Louis XIV pour le seul château de Versailles, se composaient originairement de produits péniblement créés par l’industrie des Français, et leur appartenant ; changés par eux en argent pour le paiement de leurs contributions ; troqués ensuite contre des matériaux, des peintures, des dorures, et consommés sous cette dernière forme pour satisfaire la vanité d’un seul homme. L’argent n’a servi là-dedans que comme denrée auxiliaire propre à faciliter l’échange des produits des contribuables contre des matériaux, etc. ; et le résultat de cette prétendue circulation a été la destruction d’une valeur de 900 millions, en compensation de laquelle on a un palais à réparer sans cesse, et des jardins pour se promener.

    Les terres mêmes, quoique moins fugitives que l’argent, se consomment, ou du moins leur valeur. J’ai entendu dire que la France, après la révolution, n’avait rien perdu par la vente de ses biens nationaux, parce qu’ils avaient passé tous entre les mains des Français ; mais les capitaux payés à l’état pour le prix de cette acquisition, sont sortis des mains des acquéreurs : où sont-ils maintenant ? Ils sont consommés, ils sont perdus.