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CHRETIENNE


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ÉCOLE CHRÉTIENNE


elles étaient paj’ables en un autre lieu. Toute- fois, sur ce terrain encore, on s’accoutuma à se départir de la rigidité première  ; du caractère licite de la permutation de monnaiei^ p’ésentes on réussil à déduire le caractère également licite d’une permutation Je mon- naie absente en ynonnaie présente  ; on inventa en outre une théorie du transport imaginaire et on arriva à n’exiger qu’une condition unique  : la traite ne devait pas être payable au lieu d’émission. Grâce à toutes ces conces- sions, il devenait à peu près impossible de démêler ce qui, dans les l3énéfices des chan- geurs et de leurs successeurs, les banquiers, avait une source usuraire au sens théologique du mot.

Les associations commerciales ouvrirent une autre porte à l’usure. Nées en Italie sous le nom de commcnda, de societas maris et de collegantia à Venise, elles affectèrent peu à peu la forme de sociétés dans lesquelles des bailleurs de fonds sédentaires confiaient des capitaux à un tractator allant trafiquer dans les ports du Levant  ; d’abord simple commis rétribué par un tantième des bénéfices re- cueillis, celui-ci devint par la suite un véri- table associé chargé de la gestion de l’entre- prise. Pour ce qui concernait sa part personnelle des bénéfices, représentant la rémunération d’un travail accompli, l’Église n’avait aucune difflculté à soulever, mais il n’en était pas de même pour les parts de ceux que nous appellerions aujourd’hui les associt.^s commanditaires. Cependant nous possédons une lettre du pape Innocent III, datée de l’an 1206, recommandant de confier dans cer- tains cas des douaires à des marchands afin d’en tirer un gain honnête. L’explication de cette contradiction réside dans le fait qu’aux yeux de l’Église, le commanditaire restait pro- priétaire de ses fonds — tandis que pour elle un prêteur ordinaire transférait son droit de propriété sur la chose prêtée — et qu’ainsi il restait exposé à supporter sa part des ris- ques de l’entreprise  : « donc, déclare saint Thomas, il peut licitement s’attendre à re- cueillir une partie du gain comme d’une chose qui est restée sienne ». Conformément à cette doctrine, une Bulle de Sixte-Quint pro- mulguée en loS6 réprouvait encore très expli- citement àcette date tout contrat, convention ou pacte, par lesquels l’intégrité de sa part sociale était garantie à l’un des associés  ; de même l’autorité ecclésiastique n’admettait pas la stipulation d’un dividende fixe, indé- pendant de la fortune de l’entreprise. Toute- fois, à partir de la fin du quinzième siècle, cet ensemble de prohibitions s’était heurté par trop violemment à des coutumes devenues générales et plusieurs théologiens de renom,


entre autres Biel etEcken Allemagne, prirent la défense des prêts à intérêts commerciaux et adhérèrent à la théorie du triple contrat (contractustrinus), proposée pour la première fois par Angélus de Clavasio dans sa Somme des cas de conscience publiée en 1476. Puisqu’il est permis, disait cette théorie, de conclure avec une première personne un contrat d’associa- tion à partage de bénéfices et de pertes, de s’assurer chez une seconde contre les éven- tualités de perte de sa mise de fonds, et chez une troisième contre les fluctuations du prorata de ses profits, pourquoi ne serait-il pas permis de conclure d’un seul coup les trois contrats avec la première ? Cette argu- mentation propre à calmer les scrupules, fut peu à peu universellement adoptée.

Ces quelques exemples empruntés à des branches diverses du commerce montrent dans quelles difficultés s’était jetéel’P^glise par sa législation trop prompte à poser un prin- cipe absolu et à en tirer des règles de con- duite non moins absolues. En assimilant le prêt à intérêt à l’exploitation de la pauvreté, qui elle relève assurément de la juridiction morale et religieuse, les anciens canonisfes ont légué aux théologiens du quinzième et du seizième siècle la tâche ingrate d’essayer de mille subterfuges pour élargir le réseau des prescriptions ecclésiastiques de façon à ratifier des opérations d’abord proscrites et sans lesquelles aucun progrès économique n’était pourtant réalisable. Au contraire, Calvin excepté, les auteurs de la Réforme se sont montrés inflexiblement rebelles à toute tentative d’accommodement.

En somme, l’Église a eu raison de procla- mer que la richesse n’est pas une fin en soi et qu’elle ne vaut que par l’usage qu’on en fait. Son utilité dépend de son emploi. Cette vérité, qui constitue le fond de la doctrine économique du Droit Canon, ne perd rien à être répétée, et nul économiste ne s’inscrira en faux contre elle. En réhabilitant en outre le travail méprisé par l’antiquité, l’Eglise a donné à la morale un caractère so- cial qui lui faisait défaut à Athènes et à Rome  ; si parfois elle a placé son idéal trop haut, elle n’en a pas moins puissamment contribué à fortifier la cause de la civilisa- tion et de la dignité humaine. A ce prix, on peut lui pardonner d’avoir commis des er- reurs d’application et d’avoir fait une part trop étroite à la liberté de la pensée et de l’activité économiques. D’ailleurs l’Église a petit à petit fait du chemin, puisque vers 1620, un théologien romain, Scaccia, affir- mait, dans son traité Be commerciis et cambiis revêtu de l’approbation papale, qu’il est éga- lement hérétique de soutenir que le com-


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