Page:Scènes de la vie privée et publique des animaux, tome 1.djvu/284

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
170
L’OURS.

que je fis en voulant monter pour la première fois au faîte d’un arbre, me rendit boiteux pour le reste de mes jours. Cet accident influa singulièrement sur mon caractère et contribua beaucoup à développer le germe de ma mélancolie. La caverne de mon père était très-fréquentée par les Ours du voisinage. C’était un fort chasseur, qui traitait splendidement ses convives : ce n’était du matin au soir que danses et que festins ; pour moi, je demeurais étranger à la vie joyeuse de ma famille. Les visites m’importunaient, la bonne chère m’allait assez, mais les chansons à boire m’étaient odieuses. Ces répugnances ne tenaient pas seulement à mon organisation, bien que la philosophie moderne ait placé dans l’organisme le principe de nos affections positives et négatives. Le désir de plaire, contrarié par mon infirmité, était pour moi une source d’amères préoccupations. Le goût naturel que j’avais pour la solitude et le silence dégénéra peu à peu en humeur sombre, et je prenais plaisir à m’abandonner à cet état d’Ours incompris, qui a toujours passé pour le signe du génie méconnu ou d’une vertu supérieure dont le monde n’est pas digne. Une étude approfondie de moi-même et des autres m’a convaincu que l’orgueil était la racine de cette tristesse, de ces idées pâles, dont on a demandé le secret aux rayons de la lune et aux soupirs des roseaux. Mais, avant de venir à résipiscence, il était écrit que je devais passer par l’épreuve du malheur.

Ce n’était pas assez pour moi d’affliger mon père et ma