Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/109

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en ce qu’il rectifie et perfectionne nos vues par la variété et la nuance des idées, de même qu’il augmente aussi la souplesse du penser ; car l’étude de beaucoup de langues a pour effet de toujours séparer davantage l’idée du mot. Bien plus que des langues modernes, il faut dire cela des langues anciennes, grâce à leur grande différence d’avec les nôtres, qui ne permet pas que nous rendions un mot par un mot, mais exige que nous fondions notre pensée entière et la coulions dans une autre forme. Ou, — pour me permettre une comparaison chimique, — tandis que la traduction d’une langue moderne dans une autre exige au plus que la période à traduire soit décomposée dans ses éléments les plus proches et recomposée à l’aide de ceux-ci, la traduction en latin exige très souvent une décomposition dans ses éléments les plus éloignés et derniers (le pur contenu d’idées), desquels elle sort ensuite régénérée sous de tout autres formes ; c’est ainsi, par exemple, que ce qui est exprimé là par des substantifs, l’est ici par des verbes, ou à l’opposé, et ainsi de suite[1]. Le même fait se produit pour la traduction des langues anciennes en

  1. De là vient qu’on peut très rarement traduire mot à mot une phrase importante d’une langue moderne en latin. Il faut avant tout dépouiller complètement l’idée de tous les mots qui la portent, de manière qu’elle se tienne là nue dans la conscience, sans aucun de ses mots, comme un esprit sans corps. Ensuite, on doit la revêtir d’un corps tout nouveau, dans les mots latins, qui la rendent sous une tout autre forme. Ce procédé de métempsychose favorise le véritable penser. Il en est ici comme du status nascens en chimie : quand une matière simple sort d’une combinaison pour entrer dans une autre, elle possède, durant cette transition, une force et une efficacité toutes spéciales, qu’elle n’a jamais à un autre moment, et elle accomplit ce que d’ordinaire elle ne peut accomplir. Il en est de même de l’idée dépouillée de tous les mots, dans son passage d’une langue à l’autre.