Page:Schopenhauer - Éthique, Droit et Politique, 1909, trad. Dietrich.djvu/97

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se faufile d’un autre ; car elle a de profondes racines dans la nature humaine. On cherche à atteindre ce but par la forme artificielle de la constitution et la perfection de la législation ; mais c’est une asymptote. La première raison en est que les notions établies n’épuisent pas tous les cas particuliers et ne peuvent être ramenées aux cas individuels. Elles ressemblent aux pierres d’une mosaïque, non aux coups de pinceau nuancés d’une peinture. En outre, toutes les expériences sont ici dangereuses, parce qu’on a affaire à la matière la plus difficile à manier, la race humaine, qui offre presque autant de périls qu’un explosif.

À ce point de vue, la liberté de la presse est pour la machine de l’État ce que la soupape de sûreté est pour la machine à vapeur. Elle permet à tous les mécontents de trouver bientôt une voix, et si ces mécontents n’ont pas de très grands griefs, cette voix s’éteint vite. Mais si les griefs sont réels, il est bon qu’on les reconnaisse à temps, pour y porter remède. Cela vaut infiniment mieux que de laisser le mécontentement se concentrer, couver, fermenter, bouillonner et s’accroître, jusqu’à ce qu’il se termine par une explosion. D’autre part, aussi, on peut envisager la liberté de la presse comme la permission accordée de vendre du poison : poison pour l’esprit et pour le cœur. Que ne peut-on pas, en effet, faire entrer dans les têtes ignorantes et sans jugement de la multitude, surtout si l’on fait miroiter devant elles le profit et l’argent ? Et quand un homme a accueilli certaines idées, de quels crimes n’est-il pas capable ? Je crains donc beaucoup que les dangers de la liberté de la presse ne l’emportent sur son utilité, là surtout où les voies légales permettent de se faire