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LA RAISON

ans, parmi les adeptes, une grande diversité de vues sur le mode dont elle perçoit toutes ces magnificences et toutes ces visions suprasensibles. Suivant les plus hardis, elle a une vision intellectuelle immédiate de l’Absolu, ou encore, ad libitum, de l’Infini et de ses évolutions vers le Fini. Selon d’autres plus modestes, c’est plutôt par audition que par vision qu’elle procède, en ce sens qu’elle ne voit pas précisément, mais seulement qu’elle entend (vernimmt) ce qui se passe dans cette « νεφελοϰοϰϰυγία[1] », et qu’elle en transmet la narration fidèle à cette soi-disant raison, laquelle rédige là-dessus des compendiums de philosophie. C’est même de ce prétendu « vernehmen » (entendre) qu’un calembour de Jacobi fait dériver le nom de la raison, « Vernunft », comme, s’il n’était pas évident qu’il vient du langage dont elle est la condition, c’est-à-dire que le nom vient de : entendre ( « vernehmen », comprendre) les mots, les entendre par l’intelligence, par opposition à : entendre ( « hören, vernehmen », ouïr) simplement par l’ouïe, faculté que les animaux partagent avec l’homme. Voilà cinquante ans que dure le succès de ce pitoyable jeu de mots ; il passe pour une pensée sérieuse, pour une preuve même, et a été mille fois répété. — Enfin les plus modestes de tous disent que la raison ne saurait ni voir ni entendre, qu’elle ne jouit par conséquent ni de l’aspect ni du récit des dites splendeurs, mais qu’elle en a une simple « Ahndung » c’est-à-dire, la divination ;

  1. Mot forgé par Aristophane : la cité des coucous, dans les nuages (trad. Burdeau), et que l’allemande a très heureusement pu rendre par Volkenkukuksheim. (Le trad.)