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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

verrait en face de ces forces ennemies de la morale, désormais libres, les instincts moraux, eux aussi, déployer leur puissance en plein jour, et révéler le mieux ce qu’ils peuvent ; alors également se manifesterait sans voile la variété incroyable des caractères moraux, et, on le verrait, elle ne le cède en rien à celle des intelligences : ce qui n’est pas dire peu.

Peut-être m’objectera-t-on que la morale n’a pas à s’occuper de la conduite que les hommes tiennent ; que cette science a à déterminer comment les hommes doivent se conduire. Mais c’est là justement le principe que je nie : j’ai assez fait voir, dans la partie critique de cet essai, que la notion du devoir, la forme impérative prise par la morale, n’appartiennent qu’à la morale théologique, et hors de là, perdent tous sens et toute valeur. Pour moi, tout au contraire, je propose à la morale ce but, d’exposer les diverses façons dont les hommes se conduisent, entre lesquelles, au point de vue du moraliste, les différences sont si grandes, de les expliquer, de les ramener à leurs principes derniers. Dès lors, pour découvrir le fondement de l’éthique, il n’y a qu’une route, celle de l’expérience : il s’agira de rechercher si absolument parlant, il se rencontre des actes, auxquels il faut reconnaître une valeur morale véritable, tels que seraient des actes d’équité spontanée, de charité pure, des actes inspirés par une réelle noblesse de sentiments. Il faudra ensuite les traiter comme des phénomènes donnés, qu’il s’agira d’expliquer correctement, c’est-à-dire, de ramener à leurs causes vraies ; donc nous aurons à découvrir les motifs propres qui décident les hommes à des actes de la sorte, si différents en espèce de tous les autres. Ces motifs, et la faculté d’en éprouver les effets, voilà quel sera le principe dernier de la moralité ; la connaissance de ce principe nous donnera le fondement de l’éthique. Telle est la route modeste que j’indique à la morale. Ceux qui, ne trouvant là ni construction a priori, ni législation absolue imposée à tous les êtres raisonnables in abstracto, rien de majestueux, rien de monumental, ni d’académique, n’en seront pas satisfaits, peuvent retourner aux impératifs caté-