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LES MOTIFS ANTIMORAUX.

notre conscience, chacun est à lui-même l’univers entier : tout ce qui est objet n’existe pour lui qu’indirectement, en qualité de représentation du sujet ; si bien que rien n’existe, sinon en tant qu’il est dans la conscience. Le seul univers que chacun de nous connaisse réellement, il le porte en lui-même, comme une représentation qui est à lui ; c’est pourquoi il en est le centre. Par suite encore, chacun à ses yeux est le tout de tout : il se voit le possesseur de toute réalité ; rien ne peut lui être plus important que lui-même. Tandis que vu de son point de vue intérieur, son moi s’offre à lui avec ces dimensions colossales, vu du dehors, il se ratatine, devient quasi à rien : c’est à peu près 1 billionième de l’humanité contemporaine. En outre il sait, de science certaine, ceci : ce moi, qui a ses yeux vaut tout le reste et plus, ce microcosme, où le macrocosme ne surgit qu’à titre de modification, d’accident, ce microcosme qui est pour lui l’univers entier, doit disparaître par la mort, et ainsi la mort à ses yeux équivaut à la disparition de l’univers. Tels sont les éléments dont l’égoïsme, cette plante née de la volonté de vivre, se nourrit ; ainsi se creuse, entre chaque homme et son voisin, un large fossé. Si parfois, en fait, un de nous vient à le sauter pour aller au secours du voisin, c’est un cri : au miracle ! c’est un étonnement ! des éloges ! Déjà au § 8, en expliquant le principe de la morale selon Kant, j’ai eu l’occasion de montrer par quels signes l’égoïsme se révèle dans les actes quotidiens, comment en dépit de la politesse, sa feuille de vigne à lui, toujours il ressort par quelque coin. La politesse en effet, c’est une négation conventionnelle, systématique, de l’égoïsme, dans les petits détails du commerce ordinaires ; c’est une hypocrisie reconnue, mais qui n’en est pas moins imposée, louée : car ce qu’elle cache, l’égoïsme, est une chose si repoussante, qu’on ne veut pas le voir, même quand on sait bien qu’il est là-dessous ; de même pour les objets déshonnêtes, on veut au moins savoir qu’ils sont recouverts d’un voile. — L’égoïsme, quand il ne trouve la voie barrée ni par une force extérieure, et sous ce nom il faut comprendre aussi toute crainte