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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

pas son mal, comme je fais d’ordinaire pour mon propre bien et mon propre mal. À cet effet, il est nécessaire que je compatisse à son mal à lui, et comme tel ; que je sente son mal, ainsi que je fais d’ordinaire le mien. Or, c’est supposer que par un moyen quelconque je suis identifié avec lui, que toute différence entre moi et autrui est détruite, au moins jusqu’à certain point, car c’est sur cette différence que repose justement mon égoïsme. Mais je ne peux me glisser dans la peau d’autrui : le seul moyen où je puisse recourir, c’est donc d’utiliser la connaissance que j’ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m’identifier à lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n’existait pas. Toute cette série de pensées, dont voilà l’analyse, je ne l’ai pas rêvée, je ne l’affirme pas en l’air ; elle est fort réelle, même elle n’est point rare ; c’est là le phénomène quotidien de la pitié, de cette participation tout immédiate, sans aucune arrière-pensée, d’abord aux douleurs d’autrui, puis et par suite à la cessation, ou à la suppression de ces maux, car c’est là le dernier fond de tout bien-être et de tout bonheur. Cette pitié, voilà le seul principe réel de toute justice spontanée et de toute vraie charité. Si une action a une valeur morale, c’est dans la mesure où elle en vient : dès qu’elle a une autre origine, elle ne vaut plus rien. Dès que cette pitié s’éveille, le bien et le mal d’autrui me tiennent au cœur aussi directement que peut y tenir d’ordinaire mon propre bien, sinon avec la même force : entre cet autre et moi, donc, plus de différence absolue.

Certes, le fait est étonnant, mystérieux même. C’est là en vérité le grand mystère de la morale ; c’est pour elle le fait primitif, la pierre de borne : seule la métaphysique, avec ses spéculations, peut aventurer ses pas au delà. En ces moments-là, cette ligne de démarcation, qui nous apparaît à la lumière naturelle (comme les vieux théologiens appelaient la Raison), et qui sépare l’être de l’être, nous la voyons, cette ligne, s’effacer : le non-moi jusqu’à certain point devient le moi. D’ailleurs, ici, nous ne toucherons point à l’interprétation métaphysique du