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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

lement bonnes : il faut donc qu’elles sortent de l’une de ces trois sources. Or, d’après la prémisse 8, elles ne peuvent naître du premier motif, encore moins du second : car celles qu’inspire ce dernier sont toutes moralement blâmables ; et quant à celles qu’inspire le premier, elles sont en parties indifférentes pour la morale. Donc nécessairement, elles résultent du troisième : proposition qui trouvera par la suite sa confirmation a posteriori.

2. — Notre sympathie ne s’adresse d’une façon directe qu’aux « seules douleurs des autres ; leur bien-être ne l’éveille pas, du moins pas directement : en lui-même il nous laisse indifférents. C’est ce que dit Rousseau dans l’Émile (livre IV) : « Première maxime : Il n’est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre. »

La raison en est, que la douleur, la souffrance, et sous ces noms il faut comprendre toute espèce de privation, de manque, de besoin, et même de désir, est l’objet positif, immédiat, de la sensibilité. Au contraire le propre de la satisfaction, de la jouissance, du bonheur, c’est d’être purement la cessation d’une privation, l’apaisement d’une douleur, et par suite d’agir négativement. Et c’est bien pour cela, que le besoin et le désir sont la condition de toute jouissance. Déjà Platon l’avouait, et faisait exception pour les parfums et les plaisirs de l’esprit, sans plus (Rep. IX, p. 264 sq. de l’édition Bipont.) Voltaire de son côté dit : « Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins. » Ainsi ce qui est positif, ce qui de soi-même est manifeste, c’est la douleur ; la satisfaction et la jouissance, voilà le négatif : elles ne sont que la suppression de l’autre état. Telle est la raison qui fait que seuls, la souffrance, la privation, le péril, l’isolement d’autrui, éveillent par eux-mêmes et sans intermédiaire notre sympathie. En lui-même, l’être heureux, satisfait, nous laisse indifférents ; pourquoi ? parce que son état est négatif : c’est l’absence de douleur, de privation, de misère. Certes, nous pouvons nous réjouir du bonheur, du bien-être, du plaisir d’autrui : mais c’est là un fait secondaire et indirectement produit ; il tient à ce