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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

bien y arriver par ruse, en offrant à son esprit des motifs trompeurs, qui l’amèneront à faire ce qu’autrement il n’aurait pas fait. L’instrument convenable ici, c’est le mensonge : si le mensonge est illégitime, c’est pour cette unique raison, et par suite à condition qu’il soit un instrument de tromperie, qu’il serve à violenter les gens à l’aide de la loi des motifs. Or c’est ce qu’il fait ordinairement. D’abord, en effet, si je mens, cet acte non plus ne peut être sans motif : or ce motif, à part de bien rares exceptions, est un motif injuste : c’est le désir de faire concourir à mes desseins telles gens sur qui je n’ai nulle puissance, bref, de leur faire violence à l’aide de la loi des motifs. Il n’est pas jusqu’au mensonge par pure fanfaronnade qui ne s’explique ainsi : le fanfaron veut se faire valoir aux yeux d’autrui plus qu’il ne lui appartient. — Si toute promesse, si tout traité sont obligatoires, c’est pour la même raison : dès qu’on ne les tient pas, ils sont des mensonges, et des plus solennels ; et jamais l’intention de faire moralement violence à autrui n’a été plus évidente, puisque le motif même du mensonge, l’acte qu’on désirait obtenir de la partie adverse, est expressément déclaré. Ce qui rend la fourberie méprisable, c’est qu’hypocritement elle désarme sa victime, avant de l’attaquer. Elle atteint à son comble dans la trahison, et alors comme elle rentre dans le genre de l’injustice redoublée, elle devient un objet d’abomination. D’autre part, puisque je peux, sans injustice, donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me semble pas aussi bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas où j’ai le droit d’en appeler à la force, j’ai droit d’en appeler au mensonge également : ainsi contre des brigands, contre des malfaiteurs de n’importe quelle espèce ; et de les attirer ainsi dans un piège. Et de même une promesse arrachée de force ne lie point. — Mais en réalité, le droit de mentir va plus loin encore : ce droit m’appartient contre toute question que je n’ai pas autorisée, et qui concerne ma personne ou celle des miens : une telle question est indiscrète ; ce n’est pas seulement en y répondant,