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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

pellerait. Je me souviens d’avoir lu l’histoire d’un Anglais qui dans l’Inde, à la chasse, avait tiré un singe : ce singe en mourant eut un regard que l’Anglais ne peut jamais oublier : depuis il ne tira pas une fois un singe. De même William Harris, un vrai Nemrod, qui par amour de la chasse, s’enfonça durant les années 1836 et 1837 jusqu’au cœur de l’Afrique. Dans son voyage, publié à Bombay en 1838, il raconte qu’après avoir tué son premier éléphant (c’était une femelle), il revint le lendemain matin chercher la bête morte ; tous les autres éléphants s’étaient enfuis ; seul le petit de la femelle tuée était resté toute la nuit auprès du corps de sa mère ; oubliant toute timidité, avec tous les signes de la douleur la plus vive, la plus inconsolable, il vint au-devant du chasseur, l’enlaça de sa petite trompe, pour lui demander secours. Là, dit Harris, je ressentis un vrai regret de ce que j’avais fait, et il me vint à l’esprit que j’avais commis un meurtre. Cette nation anglaise, avec ses sentiments si délicats, nous la voyons prendre le pas sur les autres, se distinguer par son extraordinaire compassion envers les bêtes, en donner à chaque instant des marques nouvelles ; cette compassion, triomphant de cette « superstition refroidie » qui a d’autres égards dégrade la nation, a pu la décider à combler par des lois la lacune que la religion avait laissée dans la morale. Cette lacune est cause en effet qu’en Europe et dans l’Amérique du Nord, nous avons besoin de sociétés protectrices des animaux. En Asie les religions suffisent à assurer aux bêtes aide et protection, et là personne ne songe à de pareilles sociétés. Toutefois en Europe aussi de jour en jour s’éveille le sentiment des droits des bêtes, à mesure que peu à peu disparaissent, s’évanouissent, d’étranges idées de domination de l’homme sur les animaux (comme si le règne animal n’avait été mis au monde que pour notre utilité et notre jouissance) ; car c’est grâce à ces idées que les bêtes ont été traitées comme des choses. Telles sont bien les causes de cette conduite grossière, de ce manque absolu d’égards, dont les Européens sont coupables envers les bêtes ; et j’ai fait voir la source de ces idées, qui est