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CONFIRMATION DU FONDEMENT DE LA MORALE.

n’y réussit nulle part ; il finit par se rattacher à cet argument, que Jésus-Christ étant né dans une étable entre le bœuf et l’âne, nous devons par ce symbole comprendre notre devoir, de considérer les animaux comme des frères et de les traiter en conséquence. — Par tous ces faits, on voit que les idées morales dont il s’agit commencent à se faire entendre aussi dans le monde occidental. Maintenant, pourquoi la pitié envers les bêtes doit-elle ne pas aller parmi nous au point où la poussent les brahmanes, jusqu’à s’abstenir de toute chair ? c’est que dans ce monde, la sensibilité au mal est en raison de l’intelligence : ainsi l’homme, en se privant de toute chair, dans le nord surtout, souffrirait plus que l’animal ne souffre d’une mort brusque et imprévue : encore devrait-on l’adoucir davantage à l’aide du chloroforme. Sans la chair des animaux, l’espèce humaine dans le nord ne pourrait longtemps subsister. C’est encore par cette même raison, que l’homme fait travailler les bêtes pour lui ; et c’est seulement quand on les surcharge d’une tâche excessive, que la cruauté commence.

8. — Laissons de côté pour le moment la métaphysique, ne cherchons pas (la recherche ne serait pourtant peut-être pas impossible) la cause dernière de la pitié, de ce principe, le seul qui puisse produire des actes purs d’égoïsme : regardons-la du côté de l’expérience, n’y voyons qu’un arrangement de la nature. Eh bien ! ce qui frappe alors, le voici : si la nature voulait adoucir le plus possible les innombrables douleurs, si diverses, dont notre vie est faite, auxquelles nul n’échappe, et faire contre-poids à cet égoïsme dont chaque être est plein, qui le dévore, et souvent tourne à la méchanceté, elle ne pouvait rien faire de plus efficace : implanter dans le cœur humain cet instinct merveilleux, qui fait que l’on ressent la douleur de l’autre, cet instinct qui nous parle, qui a l’occasion dit à celui-ci : « sois miséricordieux ! » et à celui-là : « sois secourable ! » et dont la voix est puissante et impérieuse. Certes, il y avait plus de fond à faire pour le bien de tous, sur cet instinct de s’entr’aider, que sur un devoir impératif, de forme générale et abstraite, auquel on parvient après des considérations