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FONDEMENT MÉTAPHYSIQUE.

épuisent le sujet et l’éclairent jusque dans son dernier fond. Grâce à l’intuition que notre cerveau construit avec les données des sens, d’une manière par conséquent indirecte, nous connaissons notre propre corps : c’est un objet dans l’espace ; grâce au sens intime, nous connaissons la série continue de nos désirs, des actes de volonté qui naissent en nous à l’occasion de motifs venus du dehors, et enfin les mouvements multiples, tantôt forts, tantôt faibles, de notre volonté elle-même, mouvements auxquels en fin de compte se ramènent tous les faits dont nous avons sentiment. Mais c’est tout : la connaissance ne saurait se connaître à son tour. Le substrat lui-même de toute cette apparence, l’être en soi, l’être intérieur, celui qui veut et qui connaît, nous est inaccessible : nous n’avons de vue que sur le dehors ; au-dedans, ténèbres. Ainsi la connaissance que nous avons de nous-mêmes n’est ni complète, ni égale en profondeur à son sujet mais plutôt elle est superficielle ; une partie, la plus grande, la plus essentielle, de nous-mêmes, demeure pour nous une inconnue, un problème ; pour parler avec Kant : le moi ne se connaît qu’en qualité de phénomène, mais ce qu’il peut être en lui-même, il ne le connaît pas. — Or, en cette partie de nous, qui tombe sous notre connaissance, assurément chacun diffère nettement des autres ; mais il ne s’ensuit pas encore, qu’il en soit de même pour cette grande et essentielle partie qui demeure pour nous voilée et inconnue. Pour celle-là, il est du moins possible qu’elle soit en nous tous comme un fond unique et identique.

Quel est le principe de toute multiplicité, de toute diversité numérique ? — L’espace et le temps : par eux seuls, elle est possible. Le multiple en effet ne peut être conçu ou représenté que sous forme de coexistence ou de succession. Maintenant les individus sont une multiplicité de ce genre : considérant donc que l’espace et le temps rendent la multiplicité possible, je les appelle le principium individuationis[1], sans m’inquiéter, si c’est bien

  1. « Principe d’individuation. » (TR.)