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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

louanges : il reconnaît le même être qu’il porte en lui, là même où cet être nie le plus fortement son identité.

Il n’est pas de bienfait pur, pas d’assistance vraiment et pleinement désintéressée, c’est-à-dire dont l’auteur s’inspire de la seule pensée de la détresse où est autrui, qui, examinée à fond, n’apparaisse comme un acte vraiment mystérieux, une sorte de mystique mise en pratique : car elle a son principe dans cette vérité même, qui fait le fond de toute mystique : et toute autre explication ici serait une erreur. Un homme fait l’aumône ; il ne songe, ni de près ni de loin, à rien autre chose qu’à diminuer la misère qui tourmente ce pauvre : eh bien ! cet acte serait bien impossible, s’il ne savait qu’il est cet être même qui lui apparaît sous cette forme déplorable, s’il ne reconnaissait enfin son propre être, son être intime, dans cette apparence étrangère. Et voilà pourquoi, dans le précédent chapitre, j’ai appelé la pitié le grand mystère de l’éthique.

Celui qui va à la mort pour sa patrie, est délivré de l’illusion, ne borne plus son être aux limites de sa personne : il l’étend, cet être, y embrasse tous ceux de son pays en qui il va continuer de vivre, et même les générations futures pour qui il fait ce qu’il fait. Ainsi la mort pour lui n’est que comme le clignement des yeux, qui n’interrompt pas la vision.

Voici un homme pour qui tous les autres ne sont qu’un non-moi ; au fond sa propre personne, seule, est pour lui vraiment réelle : les autres ne sont à vrai dire que fantômes ; il leur reconnaît une existence, mais relative : ils peuvent lui servir comme instruments de ses desseins, ou bien le contrarier, et voilà tout ; enfin entre sa personne et eux tous, il y a une distance immense, un abîme profond ; le voilà devant la mort : avec lui, toute réalité, le monde entier lui semble disparaître. Voyez cet autre : en tous ses semblables, bien plus, en tout ce qui a vie, il reconnaît son essence, il se reconnaît ; son existence se fond dans l’existence de tous les vivants : par la mort, il ne perd qu’une faible portion de cette existence ; il subsiste en tous les autres,