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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

comme formule : il n’est qu’une périphrase, une expression déguisée, figurée, pour signifier la règle bien connue : « Quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris » : il suffit de répéter deux fois cette règle, la seconde en supprimant les négations, d’en corriger ainsi le vice, qui est de comprendre les devoirs de justice et non ceux de charité. Car évidemment c’est là la maxime, la seule que je puisse vouloir (cela bien entendu en considération des cas possibles où je serais le patient, et par égoïsme) voir obéie de tous. Or, cette règle, « quod tibi fieri, etc. » n’est elle-même après tout qu’une forme détournée, ou si l’on veut, elle constitue les prémisses, d’une autre proposition, de celle dans laquelle j’ai montré l’expression la plus simple et la plus pure de la conduite morale, telle que tous les systèmes s’accordent à nous la prescrire. « Neminem læde, imo omnes, quantum potes, juva. » Celle-ci est et demeure le véritable fond de toute morale. Mais sur quoi repose-t-elle ? d’où tire-t-elle sa force ? Voilà toujours le vieux, le difficile problème, celui qui aujourd’hui encore vient s’offrir à nous. Car de l’autre côté se tient l’égoïsme qui d’une voix forte nous crie : « Neminem juva, imo omnes, si forte conducit, læde[1]. » Et même la méchanceté y ajoute cette variante : « Imo omnes, quantum potes, læde[2]. » À cet égoïsme, et à sa compagne la méchanceté, il s’agit d’opposer un champion vigoureux, et qui soit leur maître : voilà le problème que se pose toute morale. — Heic Rhodus, heic salta[3] !

Kant s’imagine, p. 57, R. 60, justifier le principe qu’il propose pour la morale, par ce procédé : il prend la division des devoirs, si antique et qui assurément a sa raison d’être dans l’essence de la moralité, en devoirs de justice (qu’on nomme aussi devoirs parfaits, absolus, étroits), et devoirs de pure vertu (autrement

  1. « N’aide personne : au contraire, fais tort à tout le monde quand tu y trouves ton intérêt. » (TR.)
  2. « Bien plus, fais tort à tout le monde, selon ton pouvoir. » (TR.)
  3. « C’est ici Rhodes, c’est ici qu’il faut faire le saut. » — Le tr. n’a pas pu découvrir l’origine de ce proverbe qui est d’un emploi assez ordinaire en Allemagne. (TR.)