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COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF D’ENSEMBLE.

Puis arrive une autre réflexion : un acte de moralité qui serait déterminé par la menace d’un châtiment et la promesse d’une récompense, serait moral en apparence plus qu’en réalité : en effet, il a pour vrai principe l’égoïsme, et ce qui en fin de compte ferait pencher la balance en pareil cas, ce serait le plus ou moins de facilité qu’aurait l’individu à croire une doctrine garantie par des raisons insuffisantes. Mais aujourd’hui, Kant ayant détruit les fondements, jusque-là réputés solides, de la théologie spéculative, pour s’efforcer ensuite de l’établir à son tour sur l’Éthique, à qui elle avait toujours servi de support, et lui conférer ainsi une certaine existence, à vrai dire tout idéale, aujourd’hui moins que jamais il n’est permis de songer à asseoir l’Éthique sur la Théologie : on ne sait plus des deux quelle est celle qui doit former le couronnement de l’édifice, ni quelle la base ; et l’on finirait par rouler dans un cercle vicieux.

Dans ces cinquante dernières années, trois choses ont agi sur nous : la philosophie de Kant, les progrès incomparables des sciences physiques, qui font que dans la vie de l’humanité les époques antérieures ne sont plus, en face de la nôtre, qu’une enfance ; enfin le commerce des livres sanscrits, du brahmanisme et du Bouddhisme, ces deux religions les plus antiques et les plus répandues qu’ait eues l’humanité, c’est-à-dire les premières de toutes au regard du temps et de l’espace : elles furent même la religion primitive et nationale de notre propre race, car, on le sait, nous venons d’Asie ; aujourd’hui, dans notre nouvelle patrie, nous en recevons une seconde révélation. Eh bien ! par toutes ces raisons, les idées philosophiques essentielles des hommes éclairés en Europe ont subi une transformation, que plus d’un peut-être ne s’avoue pas sans hésitation, mais que pourtant on ne saurait nier. Par suite, les antiques appuis de la morale, eux aussi, sont comme pourris ; et toutefois cette conviction n’en persiste pas moins, que la morale, elle, ne saurait succomber : c’est donc qu’il doit se rencontrer d’autres appuis pour remplacer les anciens, des principes conformes aux idées de l’époque