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LES FORMES DÉRIVÉES DE LA MORALE SELON KANT.

mystère, c’est ce qui dépasse la Raison humaine ; le tenter, c’est perdre son temps et sa peine. » — Maintenant, quand on nous affirme l’existence d’une chose, et que cette chose est de celles dont on ne peut concevoir comment elles sont possibles, nous devons nous attendre à ce qu’on nous en démontre par des faits la réalité. Mais l’impératif catégorique de la Raison pratique, on nous le dit expressément, ne doit pas être pris comme un fait de conscience, ni être établi en aucune autre manière sur l’expérience. Tout au contraire on nous avertit, et assez souvent, qu’il ne faut point le chercher par la voie de l’anthropologie empirique (ainsi, préface p. vi, R. 5 ; et p. 59-60, R. 52). En outre, on nous donne à plusieurs reprises (ainsi p. 48, R. 44) cette assurance, « qu’on ne peut s’en remettre à un exemple, ni par suite à l’expérience, pour savoir s’il existe un tel impératif. » Et celle-ci, p. 49, R. 45 : « que la réalité de l’impératif catégorique n’est pas une donnée fournie par l’expérience. » — Quand on rapproche ces passages, on se prend à soupçonner que peut-être Kant a mystifié ses lecteurs. Toutefois, de telles façons sans doute, avec le public qui aujourd’hui en Allemagne s’occupe de philosophie, seraient très-permises et tout à fait en situation ; mais du temps de Kant, ce public ne s’était pas fait connaître comme depuis : d’ailleurs l’éthique était bien le dernier sujet auquel on eût pensé pour en faire une matière à plaisanterie. Il faut donc nous en tenir à cette conviction : qu’une chose dont on ne peut ni concevoir la possibilité, ni démontrer la réalité, n’a rien pour nous faire croire à son existence. — Maintenant nous pouvons bien, par un jeu d’imagination, construire, nous représenter un homme dont l’âme serait possédée de ce démon, le devoir absolu, lequel ne parlerait que par impératifs catégoriques, et prétendrait gouverner tous ses actes, en dépit de ses penchants et de ses désirs. Mais rien n’est plus éloigné de ressembler à la véritable nature humaine et à ce qui se passe au dedans de nous : nous ne voyons là qu’une machine pour remplacer la morale des théologiens, et qui la remplace à peu près comme une jambe de bois remplace une vraie jambe.