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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

la toute-puissance ; et ainsi, par un chemin tout uni, voilà notre auteur qui conduit son lecteur de la conscience à la crainte de Dieu, comme d’un principe à une conséquence nécessaire : au dedans de lui-même, il se lie à l’éducation première du lecteur, qui lui rendra l’assentiment plus facile, tant elle lui a fait de ces idées un milieu familier, bien plus, une seconde nature. Aussi Kant a la partie belle. Et cela même eût dû le frapper et l’avertir qu’il fallait non-seulement prêcher la loyauté, mais la pratiquer. — Quant à moi, je nie purement et simplement le principe posé d’abord, et d’où viennent toutes ces conséquences ; bien plus, je le dénonce pour une fourberie. Il n’est pas vrai, que l’accusateur doive avoir toujours le dessous, si l’accusé ne fait qu’un avec le juge ; du moins devant le tribunal qui est en nous : dans l’exemple ci-dessus, de la caution imprudente, l’accusateur a-t-il donc eu le dessous ? — Faudrait-il, pour ne point tomber en contradiction, imaginer aussi dans ce cas la prosopopée dont parle Kant, et se croire réellement distinct du personnage qui prononcerait cet arrêt, cet éclat de tonnerre : « Coup de tête de sot ! » Qui serait-ce ? un Mercure en chair et en os, peut-être ? ou bien une incarnation de cette Μῆτις, dont parle Homère (Iliade, XXIII, 313

    de personne ayant pouvoir[NdT 1], prononce son arrêt, déclare les conséquences morales du fait, à savoir ce qu’il mérite de bonheur ou de malheur. Mais quand il prend cette qualité, quel est son pouvoir effectif ? jusqu’à quel point est-il maître de l’univers ? Ici notre Raison s’arrête[NdT 2] ; tout ce que nous pouvons, c’est de vénérer son jubeo ou son veto absolu[NdT 3]. » (TR.)

      l’accusé ? C’est que l’accusé, c’est l’homme entier, son caractère nouménal, et l’acte qui le manifeste. L’avocat, c’est la Raison théorique.

    1. C’est-à-dire, de personne qui dispose des peines et des récompenses. Kant ici semble identifier assez clairement le moi-noumène avec Dieu.
    2. La Religion seule peut pousser plus loin, dans le sens même où marchait déjà la Raison.
    3. C’est notre devoir, de croire à la toute-puissance du Juge intérieur, bien que nous ne puissions en avoir aucune démonstration, pas plus que d’aucun autre objet de la Raison pratique : d’ailleurs en ces matières, la démonstration serait plus qu’inutile ; la toute-puissance de la Justice, si elle était prouvée, ne nous laisserait plus ni liberté, ni dignité. La croyance, au contraire, est méritoire : elle est comme le dernier effort d’une âne dévouée entièrement au devoir, et son acte moral le plus beau.