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EXAMEN SCEPTIQUE.

effet, nous ne faisons jamais une démarche que l’opinion publique ne nous regarde : sévère, impitoyable, elle ne pardonne pas un faux pas, elle en garde rancune au coupable jusqu’à la mort ; c’est une tache ineffaçable. En quoi elle est vraiment sage : elle juge d’après le principe « Operari sequitur esse », convaincue qu’un caractère est chose immuable, et que, si un homme a agi une fois d’une certaine façon, il ne peut manquer, les circonstances se représentant, d’y revenir. Tels sont donc les deux gardiens qui veillent sur l’honnêteté publique ; eux absents, pour parler sans fard, nous ne serions plus que des vauriens, surtout en ce qui concerne le bien d’autrui : car dans la vie humaine, la propriété, c’est là le point central, le pivot essentiel de toute action, de tout désir. Pour ce qui est des raisons purement morales de rester honnête, à supposer qu’elles ne soient pas absentes, le plus souvent elles n’arrivent que par un long détour à s’appliquer aux questions de propriété de l’ordre civil. Elles ne s’appliquent d’abord et directement qu’aux problèmes de droit naturel ; pour le droit positif, elles ne le concernent qu’indirectement, et en tant qu’il se fonde sur l’autre. Or le droit naturel se rapporte uniquement à la propriété acquise par le travail du propriétaire, à celle qu’on ne peut attaquer sans faire tort au propriétaire de la portion de ses forces qu’il y a dépensée, sans l’en dépouiller. — Quant au droit du premier occupant, je le repousse absolument ; mais ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre cette réfutation[1]. — Sans doute la propriété fondée en droit positif peut également, quoique à travers bien des intermédiaires, reposer en fin de compte sur le droit naturel de propriété. Mais quelle distance, le plus souvent, entre nos biens garantis par l’État, et cette source première, du droit naturel de propriété ! Le rapport est d’ordinaire fort difficile, impossible parfois, à démontrer : nos biens nous viennent par héritage, par mariage, par

  1. Voir le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 62, p. 396 ss. ; et vol. II, chap. XLVII, p. 682.