Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/178

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connaissance qui pénètre dans le laboratoire de la volonté aveugle et éclaire les fonctions végétatives de l’organisme humain : tel est le cas de la lucidité magnétique.

Enfin, là où la volonté est parvenue à son plus haut degré d’objectivation, la connaissance dont les animaux sont capables ne suffit plus, — connaissance qu’ils doivent à l’entendement, auquel les sens fournissent leurs données, et qui est par conséquent une simple intuition, tout entière tournée vers le présent. L’homme, cette créature compliquée, multiple d’aspect, plastique, éminemment remplie de besoins et exposée à d’innombrables lésions, devait, pour pouvoir résister, être éclairé par une double connaissance : à l’intuition simple devait venir s’ajouter, pour ainsi dire, une puissance plus élevée de la connaissance intuitive, un reflet de celle-ci, en un mot la raison, la faculté de créer des concepts. Avec elle se présente la réflexion, qui embrasse la vue de l’avenir et du passé, et, à sa suite, la méditation, la précaution, la faculté de prévoir, de se conduire indépendamment du présent, enfin la pleine et entière conscience des décisions de la volonté, en tant que telle. Plus haut, nous avons vu qu’avec la simple connaissance intuitive était déjà née la possibilité de l’apparence et de l’illusion, et que dès lors l’infaillibilité qu’avait auparavant la volonté, dans son effort inconscient et aveugle, disparaissait. Par suite, l’instinct et les dispositions industrieuses, manifestations inconscientes de la volonté, qui se rangent d’ailleurs parmi les manifestations accompagnées de connaissance, étaient rendus nécessaires. Avec l’avènement de la raison, cette sûreté, cette infaillibilité (qui, à l’autre extrême, dans la nature inorganique, apparaît avec un caractère de rigoureuse régularité) s’évanouit presque entièrement ; l’instinct disparaît tout à fait ; la circonspection, qui doit tenir lieu de tout, produit (comme on l’a vu dans le 1er livre) l’hésitation et l’incertitude : l’erreur devient possible, et, dans bien des cas, empoche l’objectivation adéquate de la volonté par des actes. Car, bien que la volonté ait déjà pris dans le caractère une direction déterminée et invariable, d’après laquelle elle se manifeste elle-même d’une façon infaillible à l’occasion des motifs, cependant l’erreur peut fausser ses manifestations, des motifs illusoires pouvant prendre la place des motifs véritables et les annihiler[1] ; c’est, par exemple, ce qui arrive quand la superstition suggère des motifs imaginaires, motifs qui entraînent l’homme à se conduire d’une façon absolument opposée à la manière dont sa volonté se manifesterait dans des circonstances identiques. Agamemnon sacrifie sa fille ; un avare verse des aumônes

  1. C’est pourquoi les scolastiques disaient à bon droit : « Causa finalis movet non secundum suum esse reale, sed secundum esse cognitum. » – Voyez Suarez, Disp. Metaph., disp. XXIII, sect. 7 et 8.