Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/279

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands historiens de l’antiquité sont donc poètes, dans le détail, lorsque les données leur manquent, par exemple dans les discours des héros : alors leur manière de traiter les sujets se rapproche du genre épique ; mais cela donne de l’unité à leurs descriptions, et les fait rester fidèles à la vérité intime, là même où la vérité extérieure leur était inconnue ou avait été altérée. Et si, plus haut, nous comparions l’histoire à la peinture de portraits, en opposition avec la poésie, correspondant à la peinture d’histoire, nous voyons maintenant les anciens historiens obéir au principe de Winckelmann qui veut que le portrait idéalise l’individu ; les historiens, en effet, décrivent le particulier de façon à faire ressortir le côté de l’humanité qui s’y manifeste ; les modernes au contraire, un petit nombre excepté, nous présentent pour le moins « une boîte à ordures, une chambre de débarras, et tout au plus une action d’éclat ou un événement politique ». — Aussi, à quiconque veut connaître l’humanité dans son essence, dans son Idée, toujours identique sous ses manifestations et ses développements, les œuvres des grands et immortels poètes en donneront une image beaucoup plus fidèle et plus nette que ne le pourraient faire les historiens : car même les meilleurs parmi ces derniers sont, comme poètes, bien loin d’être les premiers, et de plus n’ont pas les mouvements libres. À ce point de vue, on peut éclairer le rapport entre l’historien et le poète par la comparaison suivante. L’historien pur et simple, qui travaille seulement sur des données certaines, ressemble à un homme qui, sans aucune connaissance des mathématiques, sur des figures trouvées par hasard, calcule leurs rapports par les dessins : le résultat, auquel il arrive empiriquement, est entaché de toutes les fautes de la figure dessinée ; le poète au contraire est comme le mathématicien qui construit ces rapports a priori, dans l’intuition pure, et qui les exprime, non tels qu’ils sont dans la figure dessinée, mais comme ils sont dans l’idée que ce dessin doit représenter. — C’est pourquoi Schiller dit :

Was sich nie und nirgends hat begeben,
Das allein veraltet nie[1].

    diocres ont perdu leur temps et celui des autres, combien de papier ils ont gaspillé, combien funeste est leur influence. D’une part, en effet, le public cherche toujours avidement ce qui est nouveau ; d’autre part, il a naturellement plus de penchant vers l’absurde et le plat, comme vers quelque chose de plus conforme à sa nature : aussi les œuvres des poètes médiocres le détournent des purs chefs-d’œuvre ; ils travaillent à l’encontre de la bienfaisante influence du génie ; ils corrompent de plus en plus le goût, et ainsi arrêtent les progrès du siècle. C’est pourquoi la critique et la satire devraient, sans ménagements et sans pitié, les flageller, jusqu’à ce que, pour leur propre amélioration, ils soient amenés à lire du bon, dans leurs loisirs, plutôt qu’à écrire du mauvais. Car, si la maladresse d’un ignorant a pu mettre en fureur le paisible dieu des Muses, au point de lui faire déchirer Marsyas, je ne vois pas sur quoi la poésie médiocre pourra fonder sa prétention à être tolérée.

  1. « Ce qui n’est jamais et nulle part arrivé, cela seul ne vieillit pas. ».